Louis O’Bryen (Sorry) par Martin Pujol – Novembre 2025
« Welcome to the world of Cosplay, where anyone can be anyone, past or present, real or imaginary, dead or alive. » Voilà comment était annoncé le troisième album de Sorry. Avec COSPLAY, Sorry signe son disque le plus labyrinthique et le plus révélateur ; paradoxalement parce qu’il ne cesse de brouiller les pistes. Pensé comme une traversée de personnages, de doubles et de fantômes contemporains, l’album a trouvé son nom suite à une conversation d’Asha Lorenz avec le documentariste Adam Curtis. Loin d’en faire un concept-album au sens strict, le duo londonien explore ici le rapport à l’identité comme performance, comme territoire mouvant où l’on peut tour à tour se perdre, se réinventer ou se protéger derrière un masque. Dans ce jeu permanent entre réel et fiction, Louis O’Bryen glisse que chacun de nous finit toujours par « cosplay-er » quelqu’un : une version fantasmée de soi, une figure culturelle, une émotion exagérée, un souvenir inventé. Sorry embrasse pleinement ce flou : les chansons deviennent des scènes, les voix des personnages, les références pop des miroirs déformants. En filigrane, le groupe capte aussi quelque chose de notre époque, saturée d’images, de connexions et d’identités superposées, où se définir revient souvent à choisir quel rôle jouer. Avec une production signée Dan Carey, Neal H. Pogue, Marta Salogni et Asha elle-mêmes et des visuels flirtant avec l’humour noir et le grotesque, COSPLAY s’impose comme un album qui observe le monde tout en s’en échappant, un espace où l’on peut être tout et son contraire. Une œuvre qui révèle, derrière la fantaisie et la noirceur, une lucidité rare sur le rapport que nous entretenons aujourd’hui avec nous-mêmes et les personnages que l’on crée pour survivre.
Découvrez l’interview de Sorry
SORRY INTERVIEW POUR LA SORTIE DE COSPLAY
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Voilà trois ans que Pop’N’Shot n’avait pas pu assister au rendez-vous féministe de la rentrée. Le Burning, autrefois connu sous le nom de Burning Womxn, a choisi de se réinventer en abandonnant l’adjectif genré, afin de créer un espace plus inclusif, plus ouvert, plus accueillant. Ici, pas de cloison entre militantisme et création : tout est conçu pour croiser les voix, les vécus, les luttes.
LE BURNING : Petit Festival devenu GRand
En trois ans, Le Burning a bien grandi. Le Burning est d’abord né à la Maroquinerie, où s’est tenue sa toute première édition. Mais dès l’année suivante, le festival a trouvé refuge à la Bellevilloise, à peine quelques numéros de rue plus loin. La salle accueille depuis trois éditions ses ateliers, ses performances et ses rencontres. Ce passage d’un lieu à l’autre est une bénédiction pour le Burning : il permet d’offrir plus d’espace aux artisan.es, de donner plus d’ampleur aux débats et de permettre à un public toujours plus large de s’approprier ce festival féministe et inclusif. Merci La Bellevilloise, merci le Burning, on reviendra.
L’artisanat comme acte politique
Comme chaque année, le Burning propose donc concerts, performances, dj-set et marketplace. Broderies militantes, gravures qui réécrivent l’histoire des corps, bijoux upcyclés alliant esthétique et écologie, vêtements recyclés devenus manifestes textiles : chaque stand du Burning affirme que l’artisanat est un outil de résistance. Ce n’est pas un « art mineur » ni un « savoir-faire domestique » relégué à la sphère privée, mais une pratique qui se réapproprie son pouvoir politique. Parmi les stands, on rencontre notamment Tue L’Amour, vitrailleuse qui se réapproprie cet art jugé sacré, quasi religieux, pour lui donner une nouvelle fonction : apprendre à s’aimer et se libérer à travers l’art. Le résultat final est sublime, délicat, tout aussi sacré.
Dans la lenteur d’un fil tiré, dans la patience d’une gravure, dans la précision d’un sertissage, l’engagement se fait tangible. Loin de l’instantanéité des réseaux sociaux, l’artisanat rappelle que les luttes féministes se construisent dans la durée, dans la répétition, dans la transmission intergénérationnelle. C’est aussi ce que défendent les éditions de la terrasse, micro-édition artisanale, queer et décoloniale, qui revendiquent une tendresse radicale et une politique du soin. Fidèles à leur esthétique sans majuscules, elles conçoivent le mot lui-même comme un acte de résistance. Toujours en évolution, arraché à son contexte paginé, le mot s’émancipe et se transforme, jusqu’à habiter désormais les œuvres d’art.
Un féminisme au croisement des luttes
Le Burning ne défend pas un féminisme unique et homogène : il revendique l’intersectionnalité, l’inclusivité, l’ouverture. Le cercle de Lectures Féministes (au pluriel, s’il vous plaît), fait dialoguer Monique Wittig, Violette Leduc ou Virginia Woolf avec Rebeka Warrior et Maya Angelou, affirmant que les luttes féministes ne peuvent être pensées en dehors des rapports de classe, d’origines, de validisme ou d’orientation sexuelle.
Sur le terrain de l’artisanat, cette vision se traduit par une volonté de faire cohabiter écologie, justice sociale et luttes féministes. L’upcycling illustre cette articulation : redonner vie à un objet, c’est aussi questionner le productivisme mondialisé qui exploite les corps féminisés et racisés comme il exploite la planète.
L’intersectionnalité, ici, inclut aussi les luttes queer et trans, trop souvent marginalisées dans les espaces militants. Mais elle s’ouvre également à la solidarité internationale : des voix se sont élevées pour rappeler le sort des femmes palestiniennes, dont les combats pour la liberté s’inscrivent dans une histoire coloniale et patriarcale plus vaste. Le féminisme, affirme le Burning, ne peut être cohérent sans anticolonialisme.
Burning Festival 2025 – Crédits Photos @Pénélope Bonneau Rouis
Burning Festival 2025 – Crédits Photos @Pénélope Bonneau Rouis
Burning Festival 2025 – Crédits Photos @Pénélope Bonneau Rouis
Burning Festival 2025 – Crédits Photos @Pénélope Bonneau Rouis
Drag : la libération par l’excès des genres
L’artisanat ne se limite pas aux objets : il s’incarne aussi dans les corps. Les performances drag donnent, elles, une lecture radicale de la libération des genres et, paradoxalement, du corps féminin. En reprenant et en exagérant des codes extrêmement genrés (talons vertigineux, maquillages outranciers, silhouettes hypersexualisées) les drag queens révèlent à quel point ces normes sont construites, artificielles, presque absurdes. Dans cette caricature flamboyante, le « féminin » cesse d’être une injonction pour devenir un terrain de jeu, un espace de pouvoir.
C’est là que réside toute la force du drag : montrer que le corps de la femme, réduit trop souvent à un champ de contraintes et de violences, peut être reconfiguré en scène de libération. Le drag ne nie pas les oppressions liées au genre, il les expose, les détourne, les renverse. D’une certaine manière, la « bimbo » ou le « himbo » relèvent eux aussi d’un drag : ils exagèrent à l’extrême les rôles de genre, les incarnent jusqu’au grotesque. Mais là où la performance drag est reconnue comme un détournement, la société a tendance à lire la bimbo et le himbo au premier degré, comme s’ils validaient ces stéréotypes plutôt que de les subvertir. Tout est donc affaire de regard : ce que l’on perçoit comme caricature libératrice ou comme cliché enfermant dépend moins de l’incarnation que du contexte dans lequel elle est reçue.
Si le Burning a une qualité principale, c’est de créer du lien, des espaces de solidarité et de réflexion collective où chacun.e a sa place, son cri à pousser, sa voix à libérer. Chaque performance, création, œuvre porte une revendication multiple : féministe, écologique, queer, antiraciste, anticoloniale. Intersectionnelle, donc, au sens plein du terme. Car l’art engagé, par essence, ne connaît pas de frontières.
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On l’attendait ce troisième album. CMAT revient enfin avec Euro-Country, un projet à la hauteur des précédents, si ce n’est supérieur. Deux ans après l’excellent Crazymad For Me, CMAT déclare ici son amour à son pays natal, l’Irlande. Plus irish que jamais, plus européenne aussi, elle signe un album-hommage à une célébration de l’Irlande sur la scène musicale mondiale : Éirinn go Brách!
tiocfaidh ár la : Le SaCRE DE CMAT
Aujourd’hui, l’Irlande s’impose de plus en plus sur la scène musicale internationale. Il n’y a qu’à voir la dernière journée de Rock en Seine 2025 où l’Île Verte était à l’honneur. Il ne s’agit pas tant d’une multiplication d’artistes que d’un changement de regard : on leur accorde davantage de place, plus d’attention, plus d’intérêt. La langue irlandaise se réhabilite peu à peu. Selon une étude, les jeunes irlandais souhaitent de plus en plus apprendre (ou réapprendre) la véritable langue de leur pays; on parle du « Kneecap effect« . Avec son rap militant et abrasif, le trio a permis à toute une génération de redécouvrir leur culture sous un nouvel angle, plus moderne. Dans le monde, une langue indigène meurt tous les quarante jours et l’irlandais est probablement la première à connaître une telle recrudescence.
Car l’Irlande ne vient pas les mains vides : elle porte en son sein, un passé complexe, violent, traumatisant. Ce poids, il s’entend dans le cri de ses artistes et de sa jeunesse. Cette force s’est traduite dans l’art et c’est à ça que rend hommage CMAT dans Euro-Country : Un album riche, autant visuellement que symboliquement. Bravo à elle, comme d’habitude.
Lord, LEt that CMAT SUCCEED
C’est donc sans surprise que l’album s’ouvre sur une introduction en irlandais : « Billy Byrne From Ballybrack, The Leader Of The Pigeon Convoy ». L’hommage se prolonge aussitôt sur le morceau suivant, qui donne son titre au disque. Avec cet album, on l’a déjà dit, CMAT déclare à la fois son amour et son ironie mordante pour son pays : celui que les étrangers idéalisent à travers les réseaux sociaux, mais qui peut se révéler aussi gris et morose que n’importe quel autre un jour de pluie : « But then I think of the New York skyline, The West Cork of the Yankee eyeline… »
Sur « Euro-Country », le titre éponyme, CMAT observe son pays à travers le prisme d’une génération post-Celtic Tiger, après la crise économique des années 2000. Elle se reconnaît dans ce paysage abîmé, déconnectée de sa propre identité, mais cherchant à se réapproprier son histoire : « I never understood what this way of living could do to me // All the mooching ’round shops, and the lack of idеntity ».
CMAT CMATING : Rires et larmes en équilibre
La force de CMAT réside dans son art du contraste. Elle a cette facilité déconcertante à allier pop culture avec le sentiment humain, parfois, le plus déchirant. Elle parle des blessures les plus profondes : la dépendance affective, la dépression, le sentiment d’aliénation. Pourtant tout est toujours dit dans la bonne humeur, le rire dans la voix, le ton tongue-in-cheek. Et c’est toujours contagieux et colore même les confidences les plus douloureuses. CMAT sait nous faire pleurer et danser en même temps et ça se finit toujours sur un bon cri ou un bon rire. Et ce n’est pas donné à tout le monde : l’humour à l’écrit est sans doute l’une des formes les plus complexes à traduire. Pourtant, CMAT réussit l’exploit : elle nous regarde droit dans les yeux et balance ses vérités.
Dans Janis Joplining, elle se confie sur ses pulsions autodestructrices nées d’une attirance pour un homme marié. Ailleurs, elle s’autoproclame « the people’s mess, the Dunboyne Diana », figure tragique et grotesque à la fois. Ce mélange d’autofiction et de commentaire social fait toute la singularité de son écriture : en parlant d’elle-même avouant ses insécurités et ses doutes, CMAT finit toujours par nous parler à nous.
Mention spéciale pour le morceau « Take a Sexy Picture of Me » dans lequel CMAT pose un regard acerbe sur la vision masculine imposée au corps des femmes :
COUNTRY GIRL, I LOVE YOu
CMAT n’a pas peur, elle détourne les codes de la country américaine pour mieux les réancrer en Irlande, dans son quotidien de Dunboyne, banlieue de Dublin où « rien ne se passe ». Elle n’imite plus l’Amérique, elle invente sa propre mythologie. Elle offre une nouvelle image à ce genre aux valeurs parfois un peu… conservatrices. Elle ne signe pas seulement un disque personnel : elle propose un manifeste artistique. Le titre en dit long. Elle prend un genre codifié, ultra-américain, et le ramène en Europe, dans une Irlande à la fois héritière de ses blessures et actrice de sa renaissance. En tant que femme, irlandaise et bisexuelle, elle devient une figure moderne, nécessaire et profondément féministe.
Avec ce nouvel album, CMAT boucle un cycle et en démarre un nouveau. Elle qui rêvait de Nashville et de l’Amérique, « cowboy à la sauce irlandaise », revient à Dunboyne et revendique son identité : imparfaite, drôle, dramatique, excessive. Elle ne cherche plus à singer les idoles d’Outre-Atlantique ; elle invente sa propre légende, à la fois banlieusarde et universelle. Et dans ce grand écart, entre rire et tragédie, elle parvient à incarner quelque chose d’unique : une pop irlandaise, européenne, capable de résonner au-delà de ses frontières. Et nous, on a juste à profiter du voyage.
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C’est officiel, la série Netflix Youtire sa révérence après cinq saisons. Une série en demi-teinte, parfois bancale, souvent géniale mais qui nous aura tenu en haleine depuis 2018. Adieu Joe Goldberg tu as hanté nos écrans, mais tu ne nous manqueras pas. Ce final est l’occasion de revenir sur la place de la série dans le paysage moderne.
Depuis des siècles, le glauque nous fascine. Des jeux du Cirque à Rome, en passant par les exécutions publiques au Moyen-Âge aux podcasts de true crime, notre rapport au macabre n’a jamais disparu : il s’est simplement transformé. Aujourd’hui, les chaînes YouTube dédiées en sont la preuve ultime. L’humain aime le morbide et même si la pudeur nous fait détourner le regard, une autre partie mise sous cage, aimerait pouvoir garder le contact avec l’horreur de la réalité d’un meurtre. Culpabilité catholique ou morale systémique, le glauque dérange et doit être caché. C’est sûrement cette pudeur d’ailleurs, qui rend le sujet d’autant plus attirant.
C’est précisément cette tension que You capte et nous offre. Lorsqu’elle débarque sur Netflix en 2018, avec pour personnage principal un serial killer à la voix intérieure omniprésente, la série offre une expérience inédite : elle nous invite non seulement à observer le crime, mais à l’accompagner. On peut enfin assumer cette envie de regarder. Ce n’est pas la première fois qu’une œuvre donne voix à un meurtrier — Le Silence des Agneaux, ou American Psycho l’avaient fait avant — mais You démocratise ce point de vue et le rend accessible au grand public, sur une plateforme aussi massive que Netflix, à peine un an après Me Too.
L’entrée dans le psyché de Joe Goldberg est déroutante, dérangeante et… addictive, et pendant cinq saisons, on n’a cessé d’en redemander.
Je suis tombée sur You quelques jours après la sortie de la première saison. Je devais avoir 16 ans, à peu près. Sur l’écran d’accueil de Netflix, le visage de Penn Badgley s’impose, brisant le quatrième mur pour me lancer un : « Hello there… ». Il est complètement terrifiant, mais le preview est tellement parlant que je n’ai pas besoin de lire le résumé. Je clique. Dans la série, le personnage de Joe n’est pas aussi inquiétant que le teaser le laissait croire. Il y est aussi beau que Penn Badgley l’a toujours été, il est attentionné et en plus il travaille dans une librairie à New York. On leur pardonne même presque les dialogues un peu gênants.
C’est ce qui fait le charme dissonant de la série : ça parle de meurtre, mais passé sous le coup de l’amour et de l’image littéraire, le tout avec un filtre de caméra doux et un cadre « romantique ». Tout est en place pour entrer de notre propre chef dans la cage de Joe. Et en nous faisant volontairement entrer dans la cage dorée d’un monstre, la série nous rend à la fois complice et victime.
Folie à un qui se veut deux
Au fur et à mesure des saisons, la folie de Joe est de plus en plus terrifiante et incontrôlable. Même si on sait que c’est un assassin, on se laisse manipuler. Il a toujours une bonne raison. Il aime. En effet, si You nous attire si facilement, c’est aussi parce que le visage qu’elle lui donne est très séduisant.
Joe Goldberg n’a rien du monstre classique, rien du monstre qu’on imagine dans ce genre de situations. Il est beau, cultivé, charmant. Il cite des romans sans effort et bosse donc dans cette librairie indépendante. Et surtout, il semble capable d’un amour absolu. Penn Badgley incarne à la perfection cette figure du manipulateur : celui qui avance masqué, qui ne montre jamais son vrai visage, et qui gagne votre confiance avant de la détruire.
À travers Joe, You ne se contente pas de raconter une histoire de meurtre : elle met en scène une mécanique d’emprise émotionnelle glaçante.
Comme je le disais, tout au long des saisons, Joe donne de nombreuses raisons pour justifier ses crimes. Celle qui revient le plus souvent ? Protéger celle qu’il aime et sa peur de l’abandon. Ahem. Au bout de cinq saisons où chaque femme aimée devient cible, on pourrait se dire que le concept de la série tourne en rond, et pourtant non, on ne se lasse absolument pas. En tout cas, moi non.
Si la série plait autant c’est avant tout pour son côté irréaliste. Ce n’est pas logique qu’il s’en sorte autant à chaque fois, sur cinq saisons. On veut voir jusqu’où il ira pour justifier ses crimes, aussi persuadé qu’il est d’être innocent, et de juste vouloir aimer et protéger.
Il y a presque une tension comique à cette série. On a presque l’impression que Penn Badgley tente de le mettre en exergue dans son langage corporel, son phrasé. Les gestuelles, les réactions de Joe sont tellement extrêmes, tellement clichés, qu’on en vient à souffler du nez. C’est pas possible qu’il réussisse à berner autant de femmes. Autant d’hommes. Autant de monde. Lui-même. C’est pas possible qu’il réussisse autant à s’en sortir. Et pourtant si. Un constat : l’impunité d’un beau mec blanc hétéro est toujours aussi puissante en 2025. On a beau taper du pied, on ne peut pas nier les faits.
Les manipulateurs agissent par tactiques, il y a des signes qui ne trompent pas. Des réflexes, des gestes et des regards qui ne trompent pas.Joe en est devenu l’archétype. La caricature du manipulateur qui en vient au meurtre pour justifier son amour. La perspective est tellement assumée, elle paraît presque logique dans le développement de l’intrigue.Et le spectateur est autant pris au piège que Beck, Love, Marienne, Kate ou Brontë. on sait qu’on ne devrait pas se laisser avoir, mais on se laisse faire, saison après saison. Jusqu’au dénouement final.
Fantasmez sur Penn, pas sur Joe (ou sur personne en fait)
L’une des forces de You est d’avoir transformé Joe Goldberg en anti-héros adoré et détesté à parts égales. Très vite, une partie du public a fantasmé sur lui. Même face à l’accumulation des horreurs, beaucoup ont continué à trouver des excuses à ses actes. Ce phénomène n’est pas anodin et s’observe dans le rapport de certain.es face à de vrais serial killers. Il révèle à quel point notre regard peut être biaisé par le charme, la culture, l’apparente vulnérabilité d’un homme. La série le sait, elle le manipule même volontairement. You force le spectateur à se demander : « Pourquoi ai-je envie qu’il s’en sorte ? » — et cette question est parfois plus dérangeante que n’importe quel meurtre mis en scène à l’écran.
En effet, la série a révélé chez beaucoup d’internautes une forme de misogynie internalisée impressionnante. Lorsqu’à la sortie de chaque saison, on lit les réactions en ligne, on remarque la facilité des gens à blâmer… non pas Joe… mais ses victimes. Beck est jugée trop fade. Love trop folle et menaçante. Kate, Marienne et Brontë n’étaient tout simplement pas assez jolies. Ces réactions à vomir reflètent ainsi toute l’influence du personnage de Joe. Il réussit même à en piéger les non-concerné.es.
You : Un final réussi ?
[ATTENTION : SPOILERS DE LA SAISON 5 JUSQU’À LA FIN DE L’ARTICLE]
Venons-en donc à la saison 5. Le final de la saison 4 aurait pu être un dénouement approprié dans la logique du personnage : en impunité totale, il atterrit désormais tout en haut de la chaîne alimentaire, désormais marié à Kate Lockwood, riche femme d’affaires. Un final en demi-teinte mais aussi cynique que le voudrait son personnage. Les auteurs de la série en ont décidé autrement et c’est peut-être pas plus mal, finalement.
On retrouve Joe trois ans après la fin de la saison 4 et il vit sa nouvelle vie sous les projecteurs, affublé d’un nouveau sobriquet : Prince charming. Ça fait rager. Et ça fait rire. Un rire d’outrage. C’est prévisible, mais on est quand même un peu contents de le retrouver.
Très vite, on rencontre la nouvelle fixation de Joe : Bronte. Si d’entrée de jeu, sa connection à Beck semble un peu capilotractée, sa place dans l’intrigue est primordiale. On sait très vite qu’elle est plus jeune que Joe, écrasée par un désir d’écriture qui la dépasse, et traumatisée par la longue maladie qui a emporté sa mère. Elle est complètement vulnérable, ce qui est d’ailleurs démontré vers l’épisode 4 : « You don’t realise how much power you have over me. » lui déclare-t-elle. La cible parfaite, donc, qui malgré tous les rebondissements de la saison, tombera un temps dans son piège. Bonus : elle est suffisamment grande gueule pour ne pas être l’oie blanche que l’on attend des victimes d’abus et l’arrivée de son personnage a, lui aussi, fait réagir négativement le public en ligne. Surprenant ? Pas vraiment.
Ce qui a permis à la série de survivre cinq saisons, c’est le développement constant de la personnalité de Joe. Au fur et à mesure, le meurtrier dévoile des failles de plus en plus grosses (si tant est qu’elles ne les étaient pas déjà) et on peut creuser plus profondément dans son psyché. Ce qui parfois pouvait être perçu comme une simple « raison à ses meurtres » est de plus en plus condamnée alors que la série progresse. Ou alors, c’est juste moi qui ai grandi entre temps et repère mieux les signes. La focalisation est de moins interne à Joe et on commence à respirer et entendre d’autres voix. La saison 5 en a donc été la plus aboutie de ce côté là, là où la saison 4 laissait à désirer. Cette fois, la série assume pleinement la manipulation qu’il exerce sur les femmes autour de lui, tentant petit à petit de nous en faire sortir aussi.
Dans la course poursuite du dernier épisode où Penn Badgley signe peut-être sa performance la plus impressionnante, Joe hurle à Bronte, alors libérée de son emprise : « I made you special Bronte and you’re too selfish to know how good you’ve had it« . En volonté d’être Pygmalion, Joe se sent légitime de prendre des filles vulnérables et tenter de les modeler à son image, leur promettant un amour sans borne. Et malheur à celle(s) qui sortirai(en)t du cadre.
Être victime d’abus est d’une violence inouïe, surtout quand on ne trouve pas de refuge. La série le retranscrit plutôt bien. La mention spéciale revient à Marienne, qui après avoir dû simuler sa mort pour lui échapper, revient et délivre peut-être le discours le plus émouvant de la série lors de l’épisode 9. Un passage qui nous rappelle qu’on a toutes été un peu Bronte, Marienne ou Kate. Et que certaines d’entre nous finissent malheureusement par être Beck.
But You’re a creep
Mais la scène finale de la série est sûrement la plus mémorable de la série. Joe finit donc emprisonné, seul, comme il l’a toujours craint. Après s’être pris une balle dans l’entrejambe par Bronte, sa masculinité est réduite à néant et son image publique est détruite. Une fin parfaite à cette série imparfaite donc, qui se boucle sur un énième monologue de Joe… qui est…scandalisé que le sort s’acharne ainsi sur lui, un pauvre innocent qui voulait juste trouver la femme de sa vie. Ça en devient juste comique, ce refus de voir le problème en face. Dans un dernier regard face-caméra glaçant, il affirme : « Peut-être que le problème, c’est pas moi…mais toi. » Le personnage est cyclique et n’évoluera pas.
Ainsi, You aura montré, saison après saison, qu’il est facile de se laisser séduire par les monstres quand ils savent nous parler d’amour. Joe Goldberg n’a pas changé et il ne changera pas. Mais peut-être que nous, spectateur.rices, devons apprendre à ouvrir les yeux — même quand c’est séduisant de les fermer.
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