Pour celles et ceux qui apprécient le cinéma d’horreur, le nom de Taous Merakchi sera forcément familier. L’autrice est aujourd’hui devenue une figure incontournable lorsqu’il s’agit de parler de films de genre en France. Écrivaine, rédactrice web, podcasteuse, elle multiplie les supports et excelle toujours à la plume. On lui doit des ouvrages comme « Le Grand Mystère des règles « , « Mortel : Petit guide de survie à la mort, » ou encore « Le Paon« . Surtout, elle n’est jamais bien loin lorsqu’il s’agit de traiter de cinéma de genre (elle a notamment été jury au festival de Gerardmer) et de remettre en perspectives des œuvres cultes qui ont peuplé son adolescence.  C’est ainsi qu’elle était tout naturellement invitée à parler de tueuses au cinéma et plus particulièrement du cas « Buffy contre les vampires » dans le cadre d’une table ronde aux Champs-Elyées Film Festival. C’est suite à cet évènement qu’elle a accepté de répondre à nos questions. Un sujet tout particulièrement riche duquel il nous serait possible de parler des heures. Avec Taous,  on parle du personnage de Buffy et de son impact, d’adolescence comme un temps crucial, de cinéma de genre, de tueuses à l’écran, de final girls et de féminisme. Une interview passionnante, à lire.

Taous Merakchi par Amandine Giloux
Taous Merakchi par Amandine Giloux

Du cinéma de genre au genre féminin au cinéma …

Tu fais partie de la génération qui a grandi avec la série « Buffy contre les Vampires » que l’on suivait à la télévision. Quels souvenirs associes-tu à ce show ? Le personnage de Buffy t’a-t-il influencé dans ton passage entre enfance, adolescence et âge adulte, comme de nombreuses personnes qui pouvaient s’y identifier ?

Taous Merakchi : Pour moi Buffy c’est vraiment la fin de la primaire et le début du collège, la tradition de la trilogie du samedi, que j’honorais chaque week-end avec ma mère. Si on ne s’est pas toujours accordées sur toutes les séries, celle-ci a vraiment été celle qu’on a suivie du début à la fin ensemble. Quand je ratais un épisode, elle me le racontait pour que je puisse raccrocher les wagons la semaine suivante, et inversement (eh ouais, pas de replay à l’époque). Je partageais cette passion avec ma meilleure amie de l’époque aussi, qui avait poussé le délire jusqu’à poser un enregistreur audio à côté de la télé pour pouvoir écouter les épisodes en boucle — elle m’avait filé une des cassettes et je m’endormais régulièrement en écoutant les deux mêmes épisodes, à tel point que je connais encore certaines des répliques de la VF par coeur aujourd’hui. J’avais des posters d’Angel sur mes murs, qui ont été remplacés par des posters de Spike au fur et à mesure de l’avancée de la série. J’avais acheté le guide officiel de la série, un gros bouquin plein d’anecdotes sur le show et les acteurs, bref, c’était une obsession. Je voulais être une Buffy avec l’attitude de Faith.

 L’intitulé de ta Table Ronde au Champs Elysees Film festival était « Buffy contre les vampires, la meilleure des tueuses ». Pour toi est-elle la meilleure figure de « tueuse » portée à l’écran ?

Taous Merakchi : Ce qui différenciait beaucoup Buffy d’autres héroïnes plus ou moins similaires à l’époque, c’était son humanité toute en nuances. Elle était réelle, palpable, on pouvait s’identifier à elle facilement — jusqu’au moment où elle passait en mode tueuse. Elle faisait des conneries, elle était parfois bornée et égoïste, elle faisait du mal sans forcément s’en apercevoir, c’était un personnage complet, avec ses défauts réalistes. Le fait qu’on l’ait vue alterner régulièrement entre « je suis la tueuse et c’est moi qui décide » et le « c’est pas juste j’ai jamais demandé à avoir cette responsabilité » me rassurait vachement, parce que les deux sentiments sont autant valides l’un que l’autre et qu’on a tous et toutes le droits de vaciller un peu dans nos bottes de temps en temps.

D’où l’importance d’avoir plusieurs modèles différents, le plus possible, pour que tout le monde y trouve son compte

Qu’est-ce qui différencie fondamentalement les personnages des tueuses, de celles des final girls ? L’une de ces figures renvoie-t-elle avec plus de puissance à l’empowerement féminin ?

Taous Merakchi : Sur le papier, on se dit que la tueuse est celle qui va à la confrontation, qui est formée pour ça, et que la final girl est celle qui survit quand ça lui tombe dessus alors que, justement, rien ne l’avait préparée à cette situation. Mais beaucoup de final girls deviennent des tueuses, une fois qu’elles prennent connaissance de la menace qui plane. Ce qui fait d’elles des final girls c’est pas forcément qu’elles sont les seules à survivre (même si c’est souvent le cas), c’est aussi qu’elles finissent souvent par se dire « eh allez merde, y en a marre » avant de s’armer et d’aller elles aussi à la confrontation pour en finir une bonne fois pour toutes (et potentiellement sauver des vies au passage). Les deux sont puissantes à leur façon, et les deux sont source d’empouvoirement. D’où l’importance d’avoir plusieurs modèles différents, le plus possible, pour que tout le monde y trouve son compte.

Quand les femmes créent, notamment quand elles créent du genre, il y a forcément le passif qui s’immisce dans nos fantasmes et nos représentations

Le personnage de tueuse dans Buffy tue uniquement des « monstres », elle est dépeinte comme étant du côté du « bien ». Les tueuses féminines ont d’ailleurs régulièrement cette image au cinéma. Elles tuent par vengeance, pour de justes causes – Carrie se venge de ses bourreaux / Erin se défend dans You’re next/  dans Jennifer’s Body, Jennifer donne une leçon à ceux qui veulent abuser de son corps / Debbie Salt venge son fils dans Scream 2 –  Penses-tu que le cinéma cherche à justifier moralement le meurtre lorsqu’il est commis par une femme ?
Taous Merakchi : Je pense pas qu’il y ait une volonté quelconque de justifier quoi que ce soit. Je pense qu’il y a plusieurs explications. Parfois, c’est simplement pour être un peu subversif et surprenant : on ne s’attend pas à trouver une femme sous le masque de Ghostface dans Scream 2, donc paf, surprise. Le fait de mettre une femme dans un rôle de tueuse ou de celle qui sauve tout le monde en tabassant tous les méchants, ça surprend le public (bon, moins aujourd’hui, heureusement). Ensuite, il y a l’aspect cathartique. Quand les femmes créent, notamment quand elles créent du genre, il y a forcément le passif qui s’immisce dans nos fantasmes et nos représentations, et on se demande souvent « et si j’avais tel ou tel pouvoir, comment je me défendrais/vengerais ? » Je suis pas sûre qu’il soit possible d’exister en tant que femme consciente de son environnement sans nourrir un petit fantasme de vengeance. Moi je le vois comme un petit gremlin à qui je jette des couennes de jambon à chaque fois que je subis une nouvelle micro-agression. C’est pour ça que j’aime autant ces films, ils s’adressent directement à mon gremlin, il se sent compris.
Buffy contre les vampires
Le personnage de Buffy est certes central mais compte aussi sur un entourage très important, le Scooby Gang. Dans leurs rangs, d’autres personnages féminins ont aussi marqué leur époque : Cordelia, Anya, Willow, Tara … Quel regard portes-tu sur elles ?
Taous Merakchi : Elles m’ont appris beaucoup sur mon rapport aux femmes, et en grandissant j’ai souvent changé de regard sur elles. J’ai été ado dans les années 2000, donc tout n’était que compétition et « les filles c’est nul », du coup quand je voyais des personnages de femmes « difficiles », je les trouvais chiantes — comme Cordelia ou Anya, qui me tapaient sur les nerfs. Quand mes potes mecs m’avouaient fantasmer sur elles, ça m’énervait encore plus. À l’époque tout était encore dicté par le regard des hommes dans ma vie, et je ne jugeais les femmes qu’à travers leurs critères et le rôle qu’elles jouaient dans la hiérarchie sociale. Et évidemment, aujourd’hui, j’ai envie de gifler le personnage d’Alex avec une chaise de jardin, et toute mon affection va aux femmes de la série.

Difficile de parler de « Buffy contre les Vampires » sans rappeler que la série a diffusé le premier baiser lesbien sur petit écran (tout comme « Dawson » filmait le premier baiser gay du petit écran). Selon toi cette série et cette époque ont-elles été le berceau de grandes avancées pour les causes LGBTQ+ ?

Taous Merakchi : Alors étant hétérosexuelle et cisgenre je n’ai malheureusement pas grand chose à dire à ce sujet là parce que ça ne m’a pas du tout impactée directement. À tel point que je ne me souviens même pas que ça m’ait particulièrement surprise à l’époque, je sais juste qu’avec ma mère on était très contentes qu’elle ait enfin trouvé l’amour après ses déboires avec Alex et Oz haha.

L’adolescence est une période chrysalidaire, où tout peut changer du jour au lendemain sans qu’on ne contrôle rien, et où tout est une question de vie ou de mort.

Buffy porte également en elle l’intensité de l’adolescence. Pourquoi cette période particulière est-elle si importante au cinéma ? Pourquoi continue-t-elle de parler et de fasciner à l’âge adulte ?

Taous Merakchi : Ah, l’adolescence, je pourrais en parler pendant des heures. C’est une période qui me fascine et pour laquelle j’ai énormément d’affection, ce qui explique que mes goûts soient restés coincés à cette époque-là. Ayant eu des années collège et lycée difficiles, j’estime avoir « raté » mon adolescence (elle a, en réalité, été exactement ce qu’elle devait être) et je cours après depuis que j’en suis sortie. Je blague souvent sur le fait que la Taous de 17 ans est toujours au volant, mais c’est pas tout à fait faux. L’adolescence est une période chrysalidaire, où tout peut changer du jour au lendemain sans qu’on ne contrôle rien, et où tout est une question de vie ou de mort. C’est aussi une période de solitude et de frustration, parce que les adultes sont tous tellement déconnectés de leur adolescence (et ont tellement de choses d’adultes à gérer) qu’ils oublient à quel point tout est intense pour les ados. Ils en rient et se moquent plus ou moins gentiment parce que « c’est pas la fin du monde », sauf que c’est perçu comme tel, et que c’est impossible d’avoir du recul quand on a pas assez d’années au compteur. C’est une période bâtarde, où, pour paraphraser Britney, on est pas tout à fait une fille, pas tout à fait une femme, tout n’est qu’entre-deux. Les adultes nous responsabilisent et nous infantilisent parfois dans le même souffle, et on est nous-mêmes à la fois pressés de grandir et freinés par une immaturité qu’on ne peut pas transcender du jour au lendemain. C’est la période de toutes les premières fois, de toutes les premières confrontations avec la réalité, de l’apprentissage des émotions les plus fortes, des liens sociaux, des liens intimes, de ses propres limites, une formation express à l’expérience humaine, dans un cadre qui nous force souvent à se contorsionner et dont on déborde sans arrêt sans jamais réussir à trouver une position confortable. C’est fascinant et épuisant, et c’est très bien que ça ne dure qu’un temps.

Le fait que les femmes s’emparent de leurs propres histoires et créent leurs propres personnages aide beaucoup à rajouter des nuances nécessaires pour que tout le monde s’y retrouve. 

film Heathers projeté au CEFF 2024
film Heathers projeté au CEFF 2024
Une femme qui se bat, qui est la plus forte tout en étant dépeinte comme « féminine », est-ce une représentation importante ? La beauté d’une héroïne, les tenues qu’elle porte, ça a son importance dans l’image renvoyée au public ?
Taous Merakchi  : Comme pour tout le reste, pour moi ce qui importe c’est qu’il y en ait pour tout le monde. J’ai grandi en pensant qu’il n’y avait que deux façons d’être femme : ultra féminine ou garçon manqué. Du coup, Buffy qui était à la fois la fille girly qui aime le shopping et le maquillage mais qui était capable de distribuer des mandales, c’était cool pour l’époque. Je trouvais ça chouette de pouvoir garder sa féminité en toute circonstance, même si moi je ne m’identifiais pas à ce modèle. Aujourd’hui j’aspire à un peu plus de diversité, et le fait que les femmes s’emparent de leurs propres histoires et créent leurs propres personnages aide beaucoup à rajouter des nuances nécessaires pour que tout le monde s’y retrouve. 
Ça fout les glandes, mais honnêtement entre la musique, la télé et le cinéma, j’ai plus beaucoup d’œuvres dans mon panthéon personnel qui ne soient pas souillées d’une manière ou d’une autre par les agissements d’un mec abusif et/ou toxique.
Quel regard portes-tu aujourd’hui sur la série avec les accusations portées notamment par Charisma Carpenter sur le comportement toxique de Joss Whedon pendant le tournage ?

Taous Merakchi : Comme l’a dit Sarah Michelle Gellar à la lumière de ces prises de parole, pour beaucoup de fans, Buffy c’est pas que lui, c’est les acteur.ices, c’est la communauté qui s’est construite autour, c’est tout ce qui en a découlé, et c’est aujourd’hui ce qui compte le plus. Ça fout les glandes, mais honnêtement entre la musique, la télé et le cinéma, j’ai plus beaucoup d’oeuvres dans mon panthéon personnel qui ne soient pas souillées d’une manière ou d’une autre par les agissements d’un mec abusif et/ou toxique. C’est difficile de déposséder un créateur de son oeuvre, surtout quand il est encore en vie et que l’argent et la gloire lui reviennent encore, donc en général quand on parle de Buffy on prend toujours le temps de rappeler que son créateur est une merde avant d’en chanter les louanges.

Pour moi, le cinéma de genre est le baromètre de l’humanité.

Selon toi, le cinéma de genre est-il féministe ? Doit-il s’améliorer sur ce sujet ?
Taous Merakchi : Je pense pas qu’un genre puisse être quoi que ce soit par essence. Pour moi, le cinéma de genre est le baromètre de l’humanité. On sait ce que traverse une génération en regardant ce qui lui fait peur. Et aujourd’hui, les combats sociaux ont une place importante dans la vie des gens, notamment des jeunes, donc forcément, ça se reflète dans les films et les séries qui en ressortent. Ça vaut pour le féminisme mais aussi pour les luttes antiracistes, les luttes des classes, le rapport au corps, au genre, à la sexualité, etc. L’horreur est le genre qui parle le mieux de notre humanité et de ce qu’on traverse de génération en génération, d’où l’importance de permettre à tout le monde d’y contribuer, parce qu’on a besoin de toutes ces voix pour créer une œuvre globale qui nous ressemble. Ça permet aux luttes de converger, aux dialogues de s’installer, et ça donne des illustrations simples et claires pour nous aider à comprendre ce que d’autres traversent.
Pour aller plus loin, n’hésite pas à t’abonner  au compte instagram  de Taous Merakchi : @jackxparker. On te recommande chaudement de  t’abonner à sa newsletter pour tout savoir sur le genre et ne rien rater de l’actu du grand et du petit écran sur patreon.com/taousmerakchi .   Son prochain livre sortira en octobre 2025 — et il sera justement consacré à l’horreur et au monstrueux. On a forcément hâte de le découvrir !

 

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