Author

Léonard Pottier

Browsing

Pour la reprise progressive des concerts entamée il y a à peine quelques semaines, les deux soirées d’IDLES à l’Élysée Montmartre étaient parmi les plus attendues de la sphère rock. On sait à quel point le groupe anglais de post punk mené par Joe Talbot est taillé pour la scène. On était présent pour la deuxième date. Alors, IDLES en live : still a beautiful thing ?

Un contexte de chaleureuses retrouvailles amorcées par BAMBARA

C’était à Pigalle, dans le quartier foisonnant des salles de concerts, aka l’endroit idéal pour se remettre dans le bain (de sueur). L’Élysée Montmartre, jolie salle refaite à neuf il y a quelques années, accueillait deux soirs de suite, le 28 février et 01 mars, les cinq mecs fous furieux d’IDLES (qui ne l’oublions pas, ont aussi un grand cœur), après des mois et des mois de report. Chanceuse coïncidence, c’était également la première semaine sans masques obligatoires dans les salles.

Heureux du lieu, de l’ambiance, de la bière. De belles retrouvailles. A 20h, Bambara investit la scène. Groupe de post-punk (enfin, de rock quoi) venu de Brooklyn, ils captent l’attention de l’Élysée en un rien de temps. Faut dire qu’ils sont loin d’être des novices. Quatre albums et un EP à leur compteur. Cela donne une première partie pleine de classe et d’agitation. Dans son élégant pull Kashmir, le chanteur étire son wild singing et tient la scène comme un petit prince. Les morceaux défilent dans une force bien mesurée, avec un son plus que correct. De quoi à la fois nous foutre une petite claque et nous laisser le temps d’apprécier le moment. On aura le droit à « José Tries to leave » en bouquet final, histoire de nous asséner le coup fatal. Grand morceau. Groupe à suivre. Rendez-vous le 30 mars 2022 à la Boule Noire.

IDLES prend les commandes 

La suite, vous la connaissez. IDLES est à l’heure. Good point. Les caméras sont prêtes, puisque France Télévisions diffuse le concert en direct. Joe Talbot et ses hommes entrent en scène avec modestie et entament « MTT 420 RR », premier morceau de leur nouvel album Crawler, dont vous pouvez retrouver notre chronique juste ici. Construit comme une belle introduction, faisant écho à « Angel » de Massive Attack, il permet d’ouvrir subtilement le show, et de contraster avec cette image de brute épaisse avec laquelle le groupe aime si bien jouer. Le micro de Joe est réglé pour que sa voix nous tape de pleine face, au point qu’elle écorche presque les oreilles, mais que voulez-vous, c’est IDLES, on est au courant que le chanteur aspire à lui seul une bonne partie de l’identité du groupe. « Are you ready for the storm ? ». Et comment ! Le prédit orage sera instauré par « Car Crash ». Mais bizarrement, ça ne prend que moyennement, surement du fait que le morceau joue sur un rythme assez lourd et particulier, qui fonctionne bien en studio, mais a du mal à s’élancer sur scène. Le moteur ronronne encore.

Le vrai départ se fera sur « Mr. Motivator » qui est une valeur sûre. Ca commence à prendre vraiment et dès lors, ça ne s’arrêtera plus. La suite peut-être facilement imaginée : la salle aura droit à un grand best-of d’1h30 de leur carrière. IDLES pioche dans chaque albums, avec les tubes qui leur appartiennent : « Mother », « Never Fight a man with a perm », « Grounds »… Rien de très surprenant. Le public est friand de cela. Et le groupe a toujours joué avec cette formule. Marché conclu entre les deux.

Crawler préfère la brasse au crawl

Au delà de ce marché pourtant, Crawler donnait l’espoir d’une chose légèrement déviée de ses habitudes. C’est du moins ce que certains pouvaient attendre. Plus fouillé et nuancé, ce dernier album était arrivé à une sorte de paroxysme de leur style, grâce à de jolies compositions et un bon équilibre d’ensemble. Sur scène, on l’attendait beaucoup, avec cette idée que le groupe mettrait l’accent dessus, peut-être pour amener un peu d’inattendu, ou du moins une saveur surprise. Malheureusement, la prestation live entraine IDLES comme un aimant vers l’aspect bourrin et compagnie pour lequel il sont adulés. De ce point de vue, les morceaux de Crawler sont noyés dans l’ensemble, et n’amènent rien de particulier. « When the Lights Come On » et « The Beachland Ballroom » passent au beau milieu comme des étoiles filantes sans que le coup ne soit marqué. Dommage. Et tant pis. Tout est pris au même niveau sans que rien ne se démarque. C’est aux fans de piocher selon leurs goûts personnels. On notera tout de même une sympathique interprétation de « Meds », issu aussi de Crawler, dont les coups fugaces de batterie et de guitare remplissent bien leur rôle. Le morceau éponyme, quant à lui, fait très peu effet. Peut-être parce que Joe Talbot ne tient pas bien son refrain…

Voir cette publication sur Instagram

Une publication partagée par Erwann Mest 💐 (@_kud)

IDLES sous formules mathématiques

Pour le reste, IDLES remplit ni plus ni moins son rôle : énergie boostée, pogos enflammés et morceaux tubesques connus sur le bout des doigts par la salle. Le tout avec un son relativement compressé et très direct, de quoi se foutre les tympans en l’air pour quiconque se trouve dans les axes de réception. Niveau jeu de scène, inutile d’en faire des caisses, Joe Talbot sait y faire en matière de présence, tandis que les fourmis s’agitent beaucoup derrière, au point que le guitariste rejoint la fosse sur un morceau. Rien à redire ici, ambiance et énergie sont menées d’un coup de maître. IDLES détient une belle vitrine à eux cinq. C’est un groupe qui a de la gueule sur scène.

On passe un bon moment certes. Mais quoi de plus ? Tout est mécanique, appris par cœur. Le groupe recrache avec puissance, sans jamais que cette puissance ne prenne aux tripes et n’aille nulle part ailleurs que dans l’attendu. A force, c’est un peu ennuyant, même si on se raccroche toujours aux morceaux les plus revigorants : « Never Fight a man with a perm », « Danny Nedelko », « WAR »… Il faut dire qu’on ne se lassera jamais de ceux-là. Mais dans l’ensemble, IDLES ne décolle jamais tout à fait, et reste dans l’exécution presque minutée des versions studios. Groupe taillé pour la scène qui, à force de taillages, ne laisse plus beaucoup de places ni à la force de l’immédiateté ni à l’excitation de l’inopiné. Nous avons affaire à un bourrinage sous formules mathématiques, c’est à dire l’opposé du chaos. Attention tout de même à ne pas tomber dans les recettes de grand-mère… On ne voudrait pas que Ultra Mono se transforme en Ultra Dodo. Bon, le risque est tout de même faible avec IDLES.

Le dernier morceau, « Rottweiler » laissera toutefois un sentiment positif, grâce à une escalade sonore réussie qui dévie de la version studio. En quelques minutes, les défauts relevés jusque là (c’est lorsqu’on aime que l’on est le plus critique) sont presque pardonnés et revient alors cette folle sensation d’être là au sein d’une foule en transe, devant un groupe qui, somme toute, sera parvenu à s’imposer comme une référence du rock actuel. Finalement, et en y repensant, c’était tout compte fait une belle chose oui…


Pour bien débuter ce mois de février dont on espère qu’il sera aussi satisfaisant que sa disposition visuelle sur le calendrier, même s’il y a peu de chances , le nouveau clip de RoSaWay « Good for you », issu de leur récent EP Dreamer (octobre 2020), est le coup de boost auquel nous devons nous accrocher.

Cover « Dreamer » – RoSaWay

C’est suivant les traces du titre éponyme, présenté il y a un mois sous la forme d’un live session, que le duo musical composé de Rachel et SteF (de leur vrai nom Rachel Ombredane et Stéphane Avellaneda) met en image l’un des titres phares de leur dernier projet : « Good for You ». Dreamer avait retenu notre attention il y a quelques mois : un EP fleuri et coloré à l’image de sa pochette, dont les cinq morceaux qu’il contient, à priori inoffensifs, n’ont pas tardé à révéler des teintes nouvelles et différentes au fil des écoutes. Dans un mélange insolite (mais pas totalement nouveau) de flûte traversière et de batterie (les instruments de prédilection de Rachel et SteF), leur musique hybride et informelle mixe les influences pour le plaisir de nos oreilles.

 

Cette nouvelle live session est menée d’une main de maîtresse par Rachel dont on sent dans le chant vivace et affirmé que nous entrons là sur son terrain de jeu. Elle charme son public, d’un regard transperçant nos écrans, le fait vibrer au rythme de ses élans vocaux avant de l’achever définitivement par l’entrée en matière d’une flûte dont elle seule a la maitrise, quintessence de son aplomb. A côté, SteF trouve aux percussions le bon équilibre entre affirmation personnelle, porteur d’une bonne humeur dont il semble être l’incarnation, et mise en valeur du charme de son acolyte. Soutien principal d’un morceau vitaminé comme il le faut, la batterie donne le rythme avec classe.

« Good for You » surprend en même temps qu’il motive. Son ton pêchu et feel good délivre des sensations diverses et contradictoires, portées par le choc de deux instruments éloignés ici réunis, et si bien entremêlées entre elles que son résultat, une soul pop mis au goût du jour, donne l’impression de voyager à l’écoute. Un vent frais et léger dynamisé par une construction stricte et minutieuse. S’il ne se transforme pas en tempête ni en tornade, n’exagérons pas, ce vent finit tout de même par renverser la morosité ambiante des temps qui courent.

La cohésion dont fait preuve RoSaWay rappelle que le modèle du duo en tant que formation musicale est généralement une réussite, d’autant plus lorsqu’il fait preuve d’originalité comme celui-ci. Pour votre santé mentale, imprégnez-vous de l’humeur de ce clip tout en finesse et en mouvement de « Good for You », et, si ce n’est pas assez pour vous, enchaînez le donc avec l’écoute de leur EP, dose de dépaysement triplement garnie.

 

Photo illustration article : Audrey Wandy

Si la pandémie mondiale encore en cours altère douloureusement le monde de la culture, elle n’aura pas touché à l’ébullition créative du collectif lyonnais l’Animalerie. Nous voilà rassurés.

Urizen de Nedelko (image: Eleonore Wismes)

Après la sortie d’Hôtel sans étoiles du grand Lucio Bukowski en octobre dernier, c’est Nedelko qui revient à la charge ce mois-ci. Avec Edggar, ils font partie des derniers arrivés dans le collectif. Et autant dire qu’ils ont déjà prouvés de quoi ils étaient capables. Rhéologie, le premier album de Nedelko, nous avait retournés lors de sa sortie l’année dernière, à tel point que nous avions rencontré son créateur début 2020, un mois avant le début des emmerdes, pour parler de son projet (à retrouver ici). Un peu plus d’un an après, Urizen débarque. Quel est-il ? Son nouvel album, divisé en deux. Sept titres de chaque côté. Aujourd’hui sort la partie I, que nous avons eu le privilège d’écouter. Il faudra attendre le printemps pour la suite. Une manière d’instaurer un mystère, et de faire durer l’attente. Rhéologie avait tapé très fort pour une entrée en matière. Urizen porte beaucoup sur ses épaules.

 

Un électron libre

Que nous dévoile cette première partie ? Un envol. Disons le franchement. C’est une perle. Sept titres uniques desquels jaillit un sentiment d’adéquation. Nedelko se lâche et semble avoir atteint un nouveau stade : celui du lâcher prise. On y va et on verra bien ce que ça donne. « Or What », titre solitaire paru il y a quelques semaines, avait plus ou moins annoncé la couleur. Il s’agit de d’explorer et de se renouveler. Plus de limites ni de cadres, et place à davantage de liberté. Même si Urizen part I n’a pas grand-chose à voir avec « Or What », les deux dégagent quelque chose de neuf et d’innovant. Car en plus de confirmer son talent sur ce nouveau projet, Nedelko s’aventure sur des chemins sinueux dont il ressort systématiquement plus fort. Son style s’affine et s’élargit à mesure que son élan créatif se consolide, au point de pouvoir aujourd’hui se féliciter d’une identité musicale très marquée. Et si l’on devait qualifier sa musique, on ne saurait le faire précisément tant elle puise dans de multiples inspirations. On sait d’ailleurs Nedelko ouvert à une diversité musicale, adepte d’artistes tels que Julian Casablancas, Odezenne ou encore Courtney Barnett.

En passant de la légèreté à l’agitation, de la mélancolie à l’agressivité, du rap au chant, le chanteur atteste d’un désir de se surpasser et de se détacher de son premier opus. Il n’existe plus seulement qu’au travers de Rhéologie, déjà gravé dans la roche, et réussit le pari de se détacher de ce dernier. C’était là tout le dilemme de ce second projet.

Photo: Matthieu Cattoni

 

L’image du bonheur

Tout commence sur une voix de femme, dont le ton et le phrasé nous apaisent instantanément. On sent que cette voix vient d’ailleurs, qu’elle transporte une forme de sagesse. Rapidement, le texte qu’elle récite évoque une image censée représenter le bonheur : trois enfants sur une route en Islande. Cela pourrait être le début d’un film… En plein dans le mille ! Il s’agit en effet des premières secondes de « Sans Soleil », sublime documentaire de Chris Marker sorti en 1983. Un hommage puissant et pertinent à un des plus grands réalisateurs français aujourd’hui disparu. De quoi commencer l’album en beauté. Odezenne avait fait pareil avec des extraits de La Jetée sur deux de leurs morceaux. Directement, on est plongé dans une ambiance nostalgique et rêveuse. « Eva 001 » frappe déjà fort. C’est un morceau au doux tempérament qui ne se laisse pas saisir facilement. La prod planante d’Hayko offre à Nedelko l’occasion de débuter dans un registre où il excelle déjà, celui d’un texte poétique transporté par une ambiance atmosphérique. « Fast Life », qui s’y apparente, sorti l’année dernière dans la lignée de son premier album, nous avait subjugué.

 

Accompagné du grand oster lapwass

Pour la suite d’Urizen, c’est le fidèle beatmaker de l’Animalerie, la clé de voûte du collectif : Oster Lapwass qui, une nouvelle fois, parvient à s’adapter au style de son interprète afin d’en révéler au mieux les richesses. Sa patte sonore est reconnaissable parmi des milliers et l’effort d’originalité sur les prods est évidemment une des forces de ce nouvel opus. Entre le génial « Acanthaster » plus porté vers le rap, avec backs et gros soutien rythmique, d’une efficacité redoutable, et l’entrainant « Bienvenue à Néopolis » aux sonorités électro, Urizen part I se dévoile de plus en plus riche et abouti. Entre ces deux morceaux se tient le fier « Damoclès », dont l’instru sous forme de boucle entêtante à l’aspect désarticulé permet d’accorder les deux styles uniques de Nedelko et d’Edggar, ce dernier présent en featuring. Probablement une des plus grandes réussites de ce projet permise grâce à l’alchimie des deux amis. D’un côté, un flow très rythmique sous forme d’à-coups génialement maitrisé par Edggar, et de l’autre, un rap moins discontinu aux élans chantés de Nedelko. Comme une version sophistiquée de « Colibri » de Robse, également produit par Oster Lapwass. Un morceau (et un album) que l’on adore ici.

 

Plus qu’une simple confirmation ?

Le clou final du spectacle est assuré par « Troisième Impact », morceau à double facettes, qui, après une première moitié calme et sereine illuminée par un texte somptueux sur le constat d’un monde fêlé, s’élève pour nous prendre aux tripes lorsque l’instru décolle vraiment dans sa seconde moitié. Jamais Nedelko n’était allé aussi loin dans l’émotion. Il prend ici son temps, construit son propos, et le disperse sous forme d’éclat dans un morceau intelligemment construit. Quoi de mieux pour mettre fin à cette partie I, l’haleine à la bouche en pensant déjà à la suite ? Comme le dit lui-même Nedelko, « La transformation, c’était Rhéologie. Urizen c’est la confirmation ». Pour l’instant, on ne peut qu’approuver. A voir si la deuxième pièce du puzzle le fera devenir plus qu’une simple confirmation. C’est très bien parti pour.

By Léonard Pottier


Rowland S. Howard

Une silhouette mystérieuse, frêle et presque recroquevillée. Une voix ténébreuse. Un son de gratte saillant. Il fut l’un des meilleurs mais n’a jamais obtenu la reconnaissance qu’il méritait. L’ange noir disparu du rock australien voit aujourd’hui ses deux albums solos réédités, Teenage Snuff Film (1999) et Pop Crimes (2009), la parfaite occasion pour (re)découvrir ces chefs-d’œuvre abandonnés.

Lorsqu’un artiste aussi magique que Rowland S. Howard pénètre dans notre vie de manière impromptue, animant en notre intérieur les meilleures sensations que le rock puisse nous livrer, une question se pose toujours : comment avons-nous pu passer à côté ? Et comment un tel génie a-t-il pu rester dans l’ombre ? Ce n’est pas comme si la musique regorgeait d’artistes de cette envergure, surtout depuis son entrée dans le 21e siècle où les nouveautés se sont multipliées sans pour autant voir son nombre de talents augmenter. Mais ne nous leurrons pas, Rowland S. Howard, excepté son dernier album sorti en 2009, appartient au siècle passé, dans un monde où le rock était encore un prolongement de l’âme et du corps humain. Et de cela, Teenage Snuff Film en est le parfait témoin. Pop Crimes tout autant, si ce n’est plus.

 

Rowland S. Howard, Une carrière dans l’ombre

Avant de nous concentrer pleinement sur ces deux albums, revenons quelques instants sur la carrière de l’artiste. Rowland S. Howard ne sort pas de nulle part. Il fait ses premiers pas dans la musique aux côtés de The Birthday Party, groupe australien de la fin des années 70 duquel faisait également partie Nick Cave à l’époque, dont la carrière qui suivit fut davantage sous les projecteurs. Mais en raison de différends artistiques entre les deux hommes, le groupe ne survit pas longtemps. En 1983, leurs chemins se séparent, quand bien même l’alchimie entre les deux n’eut pas manqué de faire ses preuves. Le guitariste, Rowland S. Howard donc, continuera d’opérer dans l’ombre. Crime and the City Solution et These Immortals Souls le comptèrent par la suite parmi ses membres (puisqu’étant lui-même le fondateur), le second étant la continuité du premier, mais dont l’arrivée de Geneviève McGuckin dans le groupe, très proche de Rowland à l’époque, lui aura fait changer d’identité. Relativement confidentiels, ces groupes n’auront pas offert à Rowland S. Howard l’occasion de révéler son talent au grand jour, non pas que leur œuvre fut insignifiante, mais du fait qu’elle s’adressait à un public particulier, avec des moyens de production restreints et un style escarpé.

 

Il se pourrait que nous nous écroulions. De tristesse, de joie, ou simplement de beauté.

C’est donc en 1999 que Rowland S. Howard entrevoit enfin la possibilité de faire définitivement ses preuves. C’est ainsi qu’il se dénude artistiquement pour la première fois, devenant lui seul maître de ses créations. Son album solo Teenage Snuff Film sera son premier monument. Il n’aura le temps d’en faire que deux. Tant pis. Un nombre suffisant pour nous familiariser avec l’idée que nous avons affaire à quelqu’un d’hors norme. « Dead Radio », qui introduit cette première tentative solitaire, commence par « You’re bad for me like cigarettes but I haven’t sucked enough of you yet », probablement l’ouverture de morceau la plus sensuelle de l’histoire du rock. Une sensualité poursuivit sur l’entièreté du morceau. D’où vient donc cette flamme évocatrice ? Et cette voix de crooner résigné ? Pourquoi cela sonne-t-il si juste ? « Dead Radio » crache son venin et nous convainc en l’espace de quelques minutes seulement que Rowland S. Howard a quelque chose de plus que les autres. La suite n’en est que plus poignante. « Breakdown (and then…) » fait hurler de douleur une guitare basse au son aiguisé. L’une des pièces maitresse de l’album. Peut-être la plus torturée. Peut-être la plus forte aussi. Dans Pop Crimes, l’album d’après, « Shut me Down », placée au même endroit, est de la même envergure. Son refrain n’a pas d’égal en terme d’intensité. Rowland S. Howard jette un œil introspectif plus puissant que n’importe quel monologue. Dans une sombre énergie, il nous fait entrevoir la lumière par saccades. Il accepte ce qu’il est devenu nous dit-il, en écho à Lou Reed qui, une dizaine d’années plus tôt, faisait un constat similaire sur le majestueux Set the Twilight Reeling. On s’accroche tant bien que mal. Mais difficile de ne pas perdre pied devant telle secousse émotionnelle. Il se pourrait bien qu’un jour, à la centième écoute (le temps est primordial sur ces questions), nous nous écroulions. De tristesse, de joie, ou simplement de beauté, peu importe. Le morceau ne s’en préoccupe pas. Il nous laisse maitre de nos émotions. Le rock a ce pouvoir ? Ne le sous estimez pas lorsqu’il est entre de bonnes mains. Rowland ne fait pas du rock, le rock a fait Rowland. Vous ne le voyez pas ? Il vous suffit pourtant de regarder attentivement la pochette de Pop Crimes. C’est bon ? Vous le percevez désormais ? Cette incapacité à y lire des émotions. Ou au contraire, cette capacité à y lire toutes sortes d’émotions. Ce gros plan figé, non pas par le caractère photographique de l’image mais d’avantage par le vide d’un regard signifiant, celui d’un homme fissuré qui ne parvient pas à s’accorder au reste du monde, nous renvoie à nos propres déceptions, nos propres failles, nos propres angoisses et nos propres interrogations. N’est-ce pas ce que fait le rock également ?

La musique de Rowland S. Howard est lente, lourde, empreinte de milles blessures sans jamais tomber dans le pathos. Par une alliance entre fond et forme, elle fait état d’une existence en marge. L’usage du violon donne de l’ampleur aux morceaux plus qu’il ne sert à leur prêter un aspect attristant. Rowland S. Howard tient enfin sa revanche, mais ne fait pas d’elle l’objet capital de son œuvre solo. Cette revanche nait par conséquences. Elle jaillit intuitivement de ce rock authentique sans être foncièrement pensée. S’il est surtout question de peines d’amour et d’amours impossibles, l’artiste dépeint aussi une vie marquée par le silence : « I tried to speak but I could not » (« Exit Everything »), « I’d like to spit it out but I don’t speak with my mouth full » (« Dead Radio »). Il trouve là l’occasion de s’exprimer totalement.

 

Deux oeuvres entieres et distinctes, qui se répondent

Teenage Snuff Film et Pop Crimes, bien que différents et séparément  identifiés, constituent ensemble une œuvre commune et cohérente qui font de la carrière solo de l’artiste un véritable triomphe artistique. Dix ans les séparent. Dix ans nécessaires pour inventer quelque chose de nouveau sans perdre l’essence de son art. Dix ans pour digérer le premier opus et l’intérioriser. Celui-ci maintient une certaine distance avec l’auditeur, d’une froideur assumée, épaulée par une production âpre. « Sleep Alone », morceau de clôture, est celui qui résume le mieux ce sentiment. Le son de guitare y est tordu, strident… Une machine infernale, aussi excitante qu’incommodante.

 

Dans le second album, le son est autre. Les compositions aussi. Pop Crimes en appelle davantage à notre sensibilité et dégage une aura plus chaleureuse, plus conviviale. Sa voix a gagné en intensité. On y ressent une forme d’harmonie et de réconciliation, quelque chose de moins disparate. L’artiste semble avoir atteint un niveau supérieur, se situant entre l’acceptation et l’épanouissement. Nous auditeurs, nous sentons plus conviés sur cet opus, bien qu’il soit difficile de dire que celui-ci est meilleur que le précédent. Chacun dégage une atmosphère spécifique, bien définie et travaillée. L’un ne va pas sans l’autre. Ils se répondent logiquement.

Outre cet aspect plus ouvert et accueillant (à prendre avec des pincettes) de Pop Crimes, les morceaux n’en sont pas moins intenses. Bien au contraire. La géniale reprise de « Life’s what you make it », qui donne ampleur, conviction et profondeur (somme toute : vie) au morceau original de Talk Talk bien trop marqué années 80, en est le parfait témoin. Abrupte, animale et rageuse. Plus loin dans l’album, le sublime « Ave Maria » est portée vers la beauté et la grâce. Deux aspects d’une même musique qui, combinés, assure une fascinante stabilité à l’ensemble. Rowland S. Howard trouve ainsi un nouvel équilibre entre production léchée et justesse de composition. Le morceau titre, pilier de l’album, justement placé au milieu, est probablement le point culminant de la carrière de l’artiste. Sept minutes de parfaite maitrise, avec une ligne de basse terriblement efficace couplée à un chant accompli. Et que dire de cette ouverture, « (I Know) A girl kalled Johnny », l’une des plus belles, mystérieuses et majestueuses introduction d’album qui soit ? Mieux vaut ne rien dire, et la réécouter. Inlassablement.

 

La bande originale de l’effondrement

Bref, tout y est si bien mené, si bien construit et si bien ajusté qu’aucune description ne sera assez bonne pour saisir la force de cette musique. Rowland S. Howard aura marqué l’histoire du rock à un niveau certes plus confidentiel que d’autres, mais non pour autant négligeable. La réédition de ses deux albums majeurs leur donnera, on l’espère, encore plus d’impact. Nous avons confiance. Le temps fera les choses. Comme souvent. Et dans plusieurs dizaines d’années, tandis que le monde verra ses fondations s’écrouler, il sera temps de nous dire au revoir à l’écoute de cette bande-son, autant pour accompagner la catastrophe qu’en dégager son aspect étincelant, car c’est par la musique que nous nous en sortirons, le regard vide et le corps immobile. Mais l’âme souriante.

By Léonard Pottier