« By the Fire » – Thurston Moore
La prévisibilité dans les milieux artistiques n’est jamais vu d’un très bon œil. Être imprévisible, c’est savoir se renouveler, pouvoir surprendre, détenir les ressources nécessaires pour évoluer sans se répéter. L’inverse est généralement signe de panne d’inspiration. Paradoxalement, le développement d’un style, que chaque artiste s’efforce à façonner puisqu’indissociable de son identité créatrice, peut-il se faire sans un minimum de prévisibilité ? Ne pourrait-on pas trouver goût dans la répétition ? Une œuvre a-t-elle forcément besoin de se réinventer pour prétendre à une appréciation positive ?
Si cela trouve sens chez certains, comme Idles par exemple, dont le nouvel album « Ultra Mono » manque cruellement d’excentricité et de fraicheur, ou encore Tricky, chez qui les mêmes albums relativement bons mais vite lassants semblent se répéter depuis quelques années, il n’en est pas de même pour tout le monde. En guise de contre-exemple, nous avons trouvé le parfait témoin. Vous l’aurez compris, il s’agit de celui qui vient tout juste de sortir « By the Fire », énième album venant donner suite à l’excellent « Rock N Roll Consciousness » sorti en 2017. Thurston Moore est l’artiste de la situation. L’ex leader de Sonic Youth vient nous prouver que le fait de rester génial n’est pas forcément lié à la notion de renouvellement.
Une durée record
Depuis les années 2010, Thurston Moore enchaine les projets intéressants. Marqués par le sublimissime « Demolished Thoughts » en 2011 puis par le très bon « Best Day » trois ans plus tard, sans compter l’album « Rock N Roll Consciousness » envers lequel nous avons d’ores et déjà exprimé notre amour, nous attendions ce nouvel album de pied ferme. Neuf morceaux étaient annoncés, ce qui, pour Moore, est costaud, connaissant son attache particulière aux compositions progressives qui atteignent facilement les dix minutes. En plein dans le mille, « By the Fire » dure environ 1h20. Le temps d’un film. Mais la longueur n’est pas un problème. Au contraire, elle est ici une pièce centrale de l’album, pour qui elle œuvre à la manière d’une colonne vertébrale. « By the Fire » s’écoute comme un film et se lit comme une fresque. Plus question de limites. En transgressant le concept d’album, il se vit de manière allongée, presque infinie, avec la sensation qu’il ne s’agit plus seulement de musique mais d’autre chose.
Thurston Moore elu maitre de la guitare
Profitant de son savoir-faire acquis au fil de sa carrière et désormais maitrisé à la perfection, Thurston Moore fait danser les guitares au travers de compositions que l’on pense avoir déjà entendues mille fois par le passé mais qui, au bout de plusieurs écoutes, changent de visages pour nous laisser pénétrer l’ailleurs. L’artiste se répète inlassablement et parvient tout de même à nous tenir en haleine sur chaque morceau. Si cela s’apparente au premier abord comme une tendance un peu facile, chez Moore, il en est tout autre. La répétition fait partie intégrante de son style. Il s’agit moins pour lui de vouloir se démarquer à tout prix que d’utiliser systématiquement les mêmes procédés de composition. Et le plus impressionnant est de voir à quel point cela fait son effet. Plus les années passent, plus l’envoûtement se renforce.
Si bien qu’aujourd’hui, avec l’enchainement des quatre premiers morceaux de ce nouvel album, pure magie auditive, le chanteur/compositeur semble avoir passé un nouveau cap : celui de l’épanouissement artistique. Son style si unique est transcendé, avec l’impression qu’il peut être désormais reproduit à l’infini. Le simple nécessaire y est entendu. La guitare pour seule guide, au travers d’un son mi mielleux mi ravageur, les nappes qui en surgissent nous entrelacent tout du long. Tantôt légères (Siren, Calligraphy), tantôt chahuteuses (Hashish, Cantaloupe), tantôt les deux à la fois (Breath), les guitares œuvrent à la manière d’un conteur qui viendrait nous faire part de son histoire. C’est un voyage cinématographique auquel elles nous convient chaleureusement. Sous forme de vagues inarrêtables, comme un tissu soyeux qui parfois se déchire, et dont seul le guitariste maitrise la recette, elles délivrent en un rien de temps leur pouvoir magnétique. Reposante mais pas trop quand même, la musique de Moore use de ces perpétuels changements de rythmes et de mélodies pour nous surprendre. Également comme à chaque fois, et peut-être encore plus aujourd’hui, l’âme de Sonic Youth renait dans nos oreilles pour notre plus grand plaisir.
Une œuvre musicale non identifiée et bien dosée
La voix de Thurston Moore, toujours aussi juste et harmonieuse, aux allures parfois divines, se prête à plusieurs usages selon les différentes chansons. Si elle n’est qu’un simple souffle d’air sur le sublime Siren, ou encore sur Dreamers Works, elle devient plus éperdue et déterminée que jamais sur les puissants Cantaloupe, Breath et Calligraphy. Cette constante balance procure à l’œuvre globale une cohérence de fond, dans un système de stop and go revisité, si bien réfléchi et réalisé (et qui atteint son paroxysme sur le géant Breath) qu’il procure des effets remarquables sans que l’on le devine naturellement. Aussi, la manière dont est construit l’album, avec quatre morceaux avoisinant les cinq minutes (une durée que l’on qualifiera ici de conventionnelle) et quatre autres dépassant les dix (le plus long, le dernier, atteint même seize minutes), où chacun se mélange les uns dans les autres, au point de former une danse de plus d’une heure finement orchestrée, n’est pas un hasard et répond à une logique d’éparpillement et de dissolution. En ce sens, « By the Fire » s’éloigne de l’idée que l’on peut se faire d’un album et devient alors une OMNI (œuvre musicale non identifiée) dans laquelle se côtoie expérimentations (principalement incarnées par Locomotives et Venus) et compositions plus académiques (même si, entendons-nous bien, ce que fait Moore n’a rien d’académique) sur la base d’un style ayant aujourd’hui trouvé parfaitement sens au travers d’une utilisation artistique pensée ainsi qu’une exécution irréprochable.
Quelle sera la suite ? Le même, en mieux. Comme à chaque fois.
by Léonard Pottier