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Sans Filtre

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Palme d’or de Cannes 2022, Triangle of Sadness ou Sans filtre en français comme nos traducteurs l’ont si bien adapté, est le nouvel exercice de style de Ruben Östlund. Acclamé pour The Square (2017) et sa satire acerbe et décapante du monde de l’art contemporain, le réalisateur suédois revient avec ses convictions pour signer cette nouvelle chronique de l’élite moderne qu’est Triangle of Sadness. Bien que l’intrigue ne soit pas l’enjeu majeur du film, cette critique et analyse comportera quelques spoilers, désolé, mais vraiment, même si vous ne l’avez pas vu, cela ne vous privera pas d’apprécier le métrage comme il se doit.

TRIANGLE OF SADNESS OU L’ILE DES ESCLAVES 2.0

@IMDb

Si Marivaux était né deux siècles plus tard, voici comment il aurait écrit sa pièce far L’Ile des Esclaves (1725). Il y a trois siècles, de riches bourgeois s’échouaient avec leurs servants sur une île où la loi indiquait que les rôles de dominations devaient être inversés. Critique des privilèges de naissance et du traitement des domestiques au 18ème, Triangle of Sadness n’est ni plus ni moins que la translation moderne de ce propos. De riches énergumènes aux profils divers: influenceuse, mannequin, magna des matières premières… se retrouvent sur un yacht où toute une clique de personnel est à leur service, enfin surtout au service de leurs caprices. Alors, quand sur l’île où le bateau s’échoue après une tempête, le résultat est le même: les rôles de domination sont inversés, c’est une employée de service qui prend la direction de la micro-société naissante des rescapés. Très vite les pourris-gâtés capitalistes en prennent pour leur ego et face à leur incapacité flagrante à se débrouiller tout seul, ils doivent bien accepter l’autorité d’Abigail, la technicienne de surface plus aventurière que n’importe quel candidat de télé-réalité dans les tropiques. Enfin bref, Iphicrate et Arlequin n’ont qu’à bien se tenir, c’est au tour de Kim Kardashian et ses domestiques de monter sur scène.

CONNARDS DE RICHES

Le coup de maître d’Östlund est d’aller aux bouts des choses dans son film. Le propos est clair et explicite depuis le début: les méchants capitalistes sont méchants et ne pensent qu’à leur gueule et leur porte monnaie – regardez comme ils sont méchants. En plus ces abrutis vivent dans un monde superficiel, loin de toute réalité sociale ou écologique. Décidément ! L’apparence, l’argent, sa propre peau – et encore beaucoup d’argent. La scène d’ouverture sur le casting de mannequins en est un manifeste corrosif, comme le dit (très) à peu près le journaliste « les grandes marques ne font pas sourire leur mannequin, elles crachent à la gueule des pauvres, elles n’en veulent pas ». Les riches entre riches, aux chiottes les autres. Bon, on a bien compris l’idée – il n’y avait peut-être pas besoin de faire une nouvelle scène d’un quart d’heure opposant un marxiste convaincu et un riche capitaliste russe échangeant des citations de Kennedy et Staline à tout bout de champ. Quoique cette insistance ostentatoire pourrait être vue comme l’excès dégueulasse d’une réalité trop mise de côté, à voir.

VENDRE DE LA MERDE

Constamment tourné en ridicule, chaque personnage de la clique blanche privilégiée apparaît plus débile l’un que l’autre. De cette capricieuse qui exige que tout le personnel arrête son travail pour qu’elle puisse le voir faire un tour de toboggan à ce vieux couple d’anglais qui se réjouit d’avoir fourni en armes les plus grands conflits internationaux, tous assument leur vicieuse éthique tandis qu’Östlund exhibe ces lamentables vilipendeurs. Les capitalistes s’en prennent plein la gueule sous sa caméra. Notamment une bonne dose de vomi et d’étrons liquéfiés. Oui oui littéralement. Enfin fécalement. Car à force d’assumer qu’ils « vendent de la merde », le suédois les jette dans leurs propres selles. Dans une séquence mémorable de près de quarante minutes, le réalisateur fait monter le mal de mer et la bile au cours d’un dîner rythmé par le ballotement incessant de la tempête, épaulé à merveille par la bande son des vagues. Le défilé de plats n’arrête pas les invités pourtant écoeurés. Mais le teint verdâtre monte et le repas remonte dans une acmé scato / émétique comme il est rare d’apercevoir sur grand écran. Après avoir chié à la gueule des prolétaires il est temps pour les riches de mettre le nez dans leur propre merde. Loin d’être une métaphore poétique, ces images ont une force évocatrice non-négligeable qui restera ancrée dans les cuvettes.

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TAPETTE À MOUCHE

Le portrait que dépeint Östlund de cette classe pas si classe est en revanche exhaustif. Parmi les cruels capitalistes se dissimulent quelques uns moins cruels – mais tout autant capitalistes. C’est le cas de l’influenceuse et de son copain mannequin qui laissent entrevoir un semblant d’indignation et d’intérêt aux valeurs sociales. Valeurs féministes et réticence devant l’origine de certaines fortunes (parce que oui quand même la guerre c’est pas bien) sont de mises. Mais, car il faut bien qu’il y ait un mais, cela dépasse rarement le stade du discours complaisant. Bah oui, c’est tout de même plus sympa de profiter de ses privilèges et de cracher à la gueule de ceux qui n’en ont pas. C’est l’image de cette mouche au bourdonnement pénible qui en est la fière messagère. L’insecte apparaît à l’écran, presque comme si ce n’était pas fait exprès, et dérange le spectateur et le couple. Ils s’en foutent ou la chassent jusqu’à ce qu’elle disparaisse subitement. On ne la remarque même plus. En gros la mouche c’est le peuple qui emmerde les riches en faisant du bruit, puis qui est oublié pour retourner dans sa poubelle. Tout cela est mis en parallèle avec le licenciement d’un ouvrier du bateau, viré à la suite d’un caprice du mannequin. Le monde brûle et ce beau petit monde admire les flammes du haut d’un tas d’argent. Au final, ça existe un gentil riche ?

dialectique de la fortune et de ses victimes

Comme le faisait déjà la pièce de Marivaux, le film d’Östlund est un exemple criant de la très fameuse « dialectique du maître et de l’esclave » d’Hegel (in La Phénoménologie de l’Esprit ; 1807). Dans ce célèbre passage, le philosophe allemand explicite l’une des étapes où la conscience prend conscience d’elle-même. En gros, le défi de chacun.e est de s’affirmer comme étant davantage qu’un objet dans les rencontres faites avec autrui. Problème: tout le monde se réifie et mène une lutte à mort. Mais un des deux partis abandonne cette lutte et celui qui ne capitule pas parvient à affirmer sa liberté ; il est maître. Alors l’esclave est réduit à sa vie corporelle et à l’expérience du travail où il fait la superbe découverte de sa capacité à transformer le monde pendant que le maître lui devient dépendant. Finalement, l’esclave a acquis plus de liberté. Après ces explications quelque peu solennelles et approximativement synthétiques, il est aisé de percevoir la dépendance immédiate entre cette thèse et le scénario primé d’Östlund. Lorsque clients de la croisière et personnels ouvriers se retrouvent sur l’île déserte, seuls les premiers sont en mesure de se démerder. Les pachas restent vautrés dans le sable à attendre qu’Abigail revienne de la pêche, allume un feu, fasse la cuisine… en échange de quoi elle devient leur maître. Il faut dire que l’habitude de la vie quotidienne leur échappe légèrement depuis qu’ils délèguent les moindres tâches et qu’ils s’affirment dans une superficialité du luxe et de l’apparence. C’est d’ailleurs grâce à cet avilissement au désintérêt du « vivre pour soi, par soi » qu’Abigail peut faire chanter les rescapés pour leur donner de la nourriture en échange de certaines faveurs. Fascinante soumission que celle des affamés. Rien de plus qu’une originelle sujétion à  l’appétit pécuniaire. Hormis la peut-être ultime proposition de l’influenceuse à Abigail, aucun élément n’esquisse d’ailleurs la possibilité d’un revirement de position sur la question de la polarisation des privilèges. La féodalité moderne serait-elle l’immuable paradigme de nos sociétés ? C’est ce qu’envisage en tout cas Östlund avec humour, cynisme et résignation dans une oeuvre « sans filtre » manquant parfois de finesse mais ayant de quoi marquer les esprits.