Pour Kendrick Lamar, l’année 2024 a été turbulente. Et pourtant, jusqu’à vendredi dernier 22 novembre, il n’avait encore sorti aucun album. Non. En cause : un beef l’opposant à Drake duquel est né un tube planétaire, sept nominations aux Grammy’s (dont cinq pour ce dit-titre), l’annonce de sa participation à la mi-temps du Superbowl en février prochain, des prix à n’en plus finir au Bet Hip-Hop Awards 2024 et le titre d’artiste rap de l’année de la part d’Apple Music. Rien que ça ! De quoi alimenter les critiques de ses détracteurs. Ce à quoi K-Dot a décidé de répondre avec un album surprise intitulé « GNX », en référence à un modèle de voiture – Buick GNX – sorti l’année de sa naissance en 1987, et qui, enfin, le réveille de son sommeil prolongé depuis DAMN.
Il y a deux ans, nous découvrions Mr Morale and the Big Steppers avec une pointe de déception. Fascinés par le bonhomme et son œuvre – jusqu’à s’être levés à 6h du matin heure française le jour de sa sortie pour être dans les premiers (milliers) à le découvrir – l’ennui que nous a procurés l’écoute de son dernier (double) opus nous est resté en travers de la gorge. Attention, nous lui trouvons mille qualités, éparpillés subtilement tout du long, et certains morceaux figurent dans notre panthéon personnel du rappeur – « We Cry Together » bordel, quel choc encore aujourd’hui ! – mais dans son ensemble, Mr Morale and the Big Steppers nous semble un peu trop inoffensif par rapport aux trois classiques précédents que sont DAMN, To Pimp a Butterfly et Good Kid, m.A.A.d City.
The old Kendrick commençait donc à nous manquer un chouïa. Celui plus spontané, plus véhément, plus dans le dur. Celui qui ne se laisse pas tant plus aller, car chacun de ses albums jusqu’à Mr Morale and the Big Steppers (évidemment inclus) représentent un travail d’orfèvre, mais celui qui joue le jeu du rap game à fond en sortant les crocs. De fil en aiguille, il s’est imposé comme la tête de proue de ce jeu, ne cessant de montrer à quel point il était fort, et au-dessus des autres. Mais un tel insigne ne reste pas indéfiniment collé à la veste et il est indispensable dans ce milieu de le tenir fermement pour ne pas se le faire arracher, et de régulièrement revenir au-devant de la scène pour écarter les vautours. 2024 était la parfaite occasion pour lui.
L’impact du beef avec Drake
Grâce au beef qui l’opposait avec Drake en avril/mai dernier, duquel Kendrick Lamar a unanimement été déclaré vainqueur par l’opinion populaire, ce dernier est revenu au-devant de la scène d’une manière pour le moins inattendue. Morceaux rappés écrits en quelques jours (« Euphoria » – la plus grande réussite de ce clash selon nous -, « Meet the Grahams », « Not Like Us »), punchlines assassines envers son adversaire, on le retrouvait en très grande forme dans un cadre non conventionnel. Nous ne reviendrons pas en détails sur toutes les étapes de ce clash par morceaux interposés, ayant commencé, si notre mémoire ne nous fait pas défaut, après que Kendrick ait déclaré sur le morceau « Like That » de Future et Metro Boomin (récemment accusé d’agressions sexuelles) où il figure en featuring : « Motherfuck the big three, n****, it’s just big me », en référence à Drake et J. Cole souvent considérés aux côtés de Kendrick comme les trois rappeurs au sommet du rap USA. Kendrick, non du même avis, a souhaité le faire savoir. J. Cole s’en est mêlé avant de se retirer (à raison), puis Drake également, sans se retirer (ouille). De ce dernier, on retiendra seulement le morceau « Family Matters », avec ses trois parties distinctes qui, il faut le dire, fonctionnent très bien. Mais rien comparé aux succès des morceaux de son rival, surtout « Not Like Us », où Kendrick traite Drake de pédophile, qui a fait le tour du monde et qui a engrangé des centaines de millions d’écoutes, au point d’être clippé quelques semaines plus tard, pour tourner encore davantage et humilier définitivement son rival.
Ce clash a joué un rôle essentiel pour la suite, et ce nouvel album GNX en est quelque sorte le prolongement, même s’il n’est plus question de Drake. Non, comme toujours avec Kendrick, c’est la culture hip-hop qui prime, et le voilà bien décidé à lui rendre ses lettres de noblesse. Il y a fort à parier que la ferveur récoltée en réponse de ses missiles envers Drake lui ait ouvert les yeux sur un point : le fait de pouvoir respecter le hip-hop tout en s’amusant. En ce sens, cet album surprise est un opus beaucoup plus spontané que les précédents, et il est presque sûr que son contenu a été composé dans les quelques mois voire semaines précédant sa sortie. Une photo de la cover postée vendredi dernier 22/11 sur les réseaux comme seule annonce. Même son label le matin même n’était pas au courant. Kendrick a mijoté dans son coin, prêt à reconquérir son public, avec ce que l’on appellera non pas un retour aux sources, car il n’est jamais vraiment question de ça avec Kendrick, mais un retour au kickage pur, ce qui manquait terriblement à Mr Morale and the Big Steppers à notre sens.
Old but new
Aucun de ses albums jusque-là ne se ressemblait, et celui là ne déroge pas à la règle. Peut-être qu’en terme de promotion et d’état d’esprit, on pourrait davantage le rapprocher du projet untitled unmastered, auquel il empreinte d’ailleurs les lettres tout en minuscules pour le noms des morceaux. Rien de très jazzy sur GNX, mais le même aspect marginal disons.
Revoilà le Kendrick acerbe, méticuleux dans ses flows, qui ne cesse de prendre par surprise, de taper là où il faut, capable de changer constamment de voix, de ton et de forme. Tantôt sombre et mystérieux, tantôt en colère, tantôt doux comme un agneau, toujours habité. Tellement de facettes maitrisées aujourd’hui à la perfection.
Kendrick et ses 1000 identités. Véritable caméléon. Ça a toujours été et ça n’est pas près de bouger. GNX fait varier autant les innombrables manières différentes de rapper, passant subtilement d’une humeur à une autre, d’une émotion à une autre. Mais le ton de l’album lui, reste cohérent de bout en bout. Il y a une grande unité, comme sur tous les précédents, mise au service des variations desquelles finalement surgit le génial. Car GNX l’est, génial, par sa liberté à être ce qu’il a envie d’être, et de répondre à une certaine demande de la part de son public (non formulée mais sous entendue par les chiffres de « Not Like Us »). Du fan service en quelque sorte, mais de qualité. Sans foutage de gueule. Une remise en question qui permet au rappeur de déployer sa meilleure arme : son rap sensationnel, sans artifices, avec minimalisme. Il serait difficile de comparer ce nouvel album aux précédents, car la démarche est tout à fait différente, et qu’il n’a pas leur « grandeur » du fait de sa nature même. Mais fait est qu’il en dit beaucoup sur la position et sur l’ambition de Kendrick Lamar aujourd’hui. Quoi de mieux pour garder le trône que de mettre tout le monde à l’amende ? Et si vous voulez notre avis, GNX n’est qu’un apéritif, et il annonce certainement quelque chose de plus gros à venir, qui bénéficiera sans doute de moyens de communication toutes autres. Mais ça n’est pour l’instant que supposition.
Un rappeur sachant rapper ne le fait jamais sans sa bande de producteurs
GNX est coproduit par Jack Antonoff, du groupe Bleachers, également producteur de Lana Del Ray et Taylor Swift, montrant un désir de la part de Kendrick d’aller vers quelque chose d’assez consensuel niveau sonore. On retrouve également en tant que producteurs des gars comme Sounwave, Kamasi Washington ou encore le fameux DJ Mustard, à qui l’on doit le titre « Not Like Us ». Même destin pour cette nouvelle collaboration sur « tv off », le septième titre de GNX ? La chanson est déjà virale sur les réseaux avec l’extrait où Kendrick hurle Mustaaaaaard sur le changement de prod (annonçant l’arrivée de celle du DJ en question).
GNX se démarque en tout cas par ses prods assez condensées purement répétitives aux boucles courtes. Le premier titre « wacced out murals » nous prend de suite à la gorge, de par son côté mystérieux et tendu, appuyé par des notes de basse électronique puissantes et grasses que l’on se met à adorer automatiquement. On se croirait carrément dans le film Tron version West Coast ! Puis directement après, l’album enchaine sur un tube à sa manière, « squabble up », où Kendrick se la joue bien plus fun et dynamique, et dont les premières secondes avaient justement été teasés il y a quelques mois dans le clip de « Not Like Us ». Les deux morceaux semblent être des jumeaux dans leur vibe commune.
La suite de l’album ne cesse de surprendre à chaque morceaux, avec son lot de morceaux kickés taillés comme il faut (« reincarnated », « tv off « ), et d’autres plus en douceur. « man in the garden », faisant partie de ceux-là, nous rappelle d’ailleurs « Auntie Diaries » (présent sur Mr Morale and the Big Steppers) dans sa construction. Ailleurs encore, on surfe sur une vague plus soul avec « heart pt. 6 », dont l’instru pourrait très bien convenir à Nas, une des idoles de Kendrick Lamar, le seul d’ailleurs à l’avoir félicité à l’annonce de sa présence à la mi-temps du Superbowl 2025, contrairement à Lil Wayne. Ne pouvant sortir le morceau à part avant l’album (sinon, adieu la surprise) – le principe des morceaux « the heart » étant jusque-là d’annoncer la sortie d’un nouvel album, sans jamais figurer dessus – cette partie 6 est à l’opposé de la 5e, qui venait préparer le terrain pour l’arrivée Mr Morale and the Big Steppers en 2022. En effet, la partie 5 était la chose la plus pêchue au sein (presque) d’un album trop mou, tandis que la 6 est probablement la chose la plus chill au sein d’un album bien plus frontal que son précédent. Nous adorons en tout cas cette nouvelle partie, autant que l’autre, et toutes celles d’avant !
Côté featurings, ils sont assez nombreux et surprenants sur ce nouvel album. SZA en grande star sur deux morceaux : « luther » et « gloria » – elle n’arrête plus de faire entendre parler d’elle – et d’autres rappeurs moins célèbres que nous vous laissons la joie de découvrir. Tous collent particulièrement bien mais notre cœur va au couplet de Dody6 sur « hey now ».
Une affaire de famille
Dans l’ambiance générale de GNX, on sent à quel point l’influence du premier album de Baby Keem (cousin de Kendrick Lamar), The Melodic Blue, est importante. Depuis « Family ties » (2021), morceau avec Kendrick Lamar en feat, qui avait rencontré un succès phénoménal, on retrouve des sonorités et un état d’esprit similaire dans nombreux morceaux de Kendrick Lamar sortis postérieurement à ce grandiose album qu’est The Melodic Blue, dont la trace est surement bien plus grande qu’on ne pourrait le penser. Baby Keem joue un rôle dans le renouvellement actuel de son cousin.
Déclaration d’amour à la Californie et à la West Coast, GNX est surtout là pour faire taire les critiques sur la légitimité de Kendrick Lamar au sommet du rap game. Il a rarement été aussi en forme et si GNX n’est pas fait pour être l’album du siècle – le but semble ici de s’éclater dans les règles de l’art – il pourrait bien être annonciateur d’une œuvre à venir bien plus majeure dans la carrière de K-Dot. Affaire à suivre…
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