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#1 Bob Dylan

 

Seul dans une chambre. Les enceintes branchées. Le volume à haut niveau. Il faut bien se lancer. Pourquoi cet album ? Je n’en sais rien. C’est celui qui m’ait tombé sous la main. La pochette est amusante. Etrange surtout. Je ne m’attends à rien. Mais je dois bien sauter le pas. C’est une peur que j’avais, et que j’ai toujours d’ailleurs, de me lancer dans l’univers d’un artiste adoubé et à l’immense carrière. Peur de me noyer, de me tromper, ou d’être déçu… Quoi d’autre sinon ? Peur d’y découvrir quelque chose de trop grand peut-être ? De ne pas être à la hauteur, de ne pas comprendre ni de saisir l’importance… Voilà, c’est cela dont il s’agit je crois : la peur de passer à côté de la chose, comme un enfant passe à côté d’un.e grand.e écrivain.e lorsqu’il le/la découvre trop jeune. Combien de personnes ne supportent pas Proust sans le connaitre ne serait-ce qu’un minimum, basant leur jugement hâtif sur un vague souvenir d’adolescence ? Il en est de même pour les géants de la musique. On ne peut les prendre à la légère sous peine que leur immensité nous passe sous le nez.

 Je n’y pense plus. Je presse le bouton play. 42 minutes après, je suis le même. J’ai beaucoup aimé l’album mais je ne dirais pas que j’ai été bouleversé. Non, le choc arrivera bien après. Après une plongée véritable. Il ne suffit pas d’un album. Ce n’est pas le but d’ailleurs. Ce qui est saisissant chez les artistes de ce genre, c’est leur œuvre globale, laquelle, en s’enfonçant de plus en plus profondément à l’intérieur, vous impacte à mesure que vous vous imprégnez d’elle, et qu’elle agit sur vous de manière inconsciente. Chaque album est une sorte d’étape venant agrandir et étoffer un ensemble à prendre en considération et à ne jamais perdre de vue. Il se peut que vous trouviez superbe une de ses étapes prise séparément. Pourtant, mise au regard de l’ensemble, elle vous sera dès lors phénoménale et extraordinaire. Aussi grandioses que sont par exemple Heroes de Bowie, et Berlin de Lou Reed, ils ne seraient pas d’une telle ampleur sans tout ce qui a été construit avant et, même si de manière moins directe, tout ce qui le sera ensuite.

 

Par étapes

Planet Waves fut donc la toute première étape de mon parcours. Je n’avais à ce moment-là aucun soupçon de ce qui allait plus tard m’arriver. L’important est qu’il m’a donné envie d’aller chercher plus loin, ce que j’ai fait. C’est une étape primordiale : développer l’envie de creuser, ne serait-ce que de quelques centimètres, sans forcément un plaisir immédiat au départ. Non, le plaisir se construit. L’envie est tout ce qui importe en début de parcours. S’en est suivi la découverte d’autres albums qui, au fur et à mesure, résonnèrent en moi avec un peu plus d’intensité et de hargne. Plus j’en découvrais, plus je devenais fou. Une sorte de drogue finalement. Blood on the Tracks, Street Legal, Nashville Skyline, Slow Train Coming… Presque aucun n’y a échappé. Je les écoutais au hasard, sans ordre particulier, naviguant parmi les époques et les styles. Refuser l’ordre chronologique était aussi une façon de mieux cerner les évidences, les similarités, les obsessions récurrentes, les différences entre chacun de ses albums. Tout cela formait un ensemble cohérent. Je me rendis compte que tous étaient habités par une force singulière que je retrouvais presque systématiquement, empreints de la même obstination, faits d’une semblable identité unique. Je n’avais aucun mal à passer des années 90 aux années 60, pour ensuite faire un tour dans les années 70. De toute façon, j’avais commencé par Planet Waves, sorti en 1974, et il est ce genre d’artistes avec lequel il faut savoir choisir l’œuvre par laquelle commencer. Je vous déconseille par exemple de le faire avec The Times they are A-Changin’, même si toutes les qualités qu’on lui reconnait sont évidemment véridiques. Mon conseil se portera plutôt sur Slow Train Coming, aussi génial que facilement abordable.

Deux ans après donc, je n’étais plus le même. Je ne connaissais pas encore tout (je n’en suis pas loin aujourd’hui), mais je savais pertinemment qu’il était devenu l’artiste le plus important de mon existence. Puis-je l’expliquer ? Pas vraiment, cela m’a gagné au fur et à mesure des écoutes, mais c’est un fait que j’ai appris à accepter et avec lequel je vis chacune de mes journées. Il est désormais toujours là, comme un meilleur ami fantôme, un amour spirituel. Depuis, je fais appel à lui dès lors que j’ai un souci, une peine mais également dès lors que je suis gagné par de bons sentiments. Il les amplifie. A la fois mon remède et ma main droite. C’est une émotion bénéfique que d’avoir une épaule sur laquelle se reposer, et que celle épaule soit non seulement lointaine et immatérielle, mais également omniprésente et plus réconfortante que quoi que ce soit d’autre. C’est un drôle de ressenti. Il suffit d’écouter un album pour que le monde autour, soit disparaisse, soit se transforme, se malaxe et se colore. Quoi qu’il en soit, la réalité change et se déforme dans ces moments-là.

 

 

Impérissable

Mais alors, comment tenir le lien ? Ne pas se lasser ? Ne pas perdre la tête ? Somme toute, comme entretenir la relation ? C’est tout simple : c’est impérissable. Nul besoin d’y revenir à rythme régulier. Je pourrais le retrouver dans dix ans sans l’avoir écouté une seule fois que mes sentiments seraient exactement les mêmes. Et que, j’en suis certain, personne n’aurait entre temps pris sa place. Non, elle est réservée pour le reste de mon existence. Il m’a changé à tel point que jamais plus je ne pourrais revenir en arrière. C’est désormais là, en moi, à chaque instant. Comme un membre supplémentaire. En me demandant si, plus tard, je ne regretterais pas le tatouage que je me suis fait de lui (pas son visage je vous rassure, quelque chose de plus subtil et personnel), c’est presque me faire offense. « Et si, dans 50 ans, tu ne l’aimais plus ? ». Cela revient à dire « et si, dans 50 ans, tu reniais qui tu es ? ». Dans ce cas, plus rien n’aurait de sens et la vie serait à refaire. C’est impossible. Il y a des choses impérissables, si profondément ancrées. C’est comme ça. Oui, avec l’âge, nous changeons. C’est une évidence. Mais Bob Dylan est justement celui qui m’apprend à changer. Il n’est pas l’acrobate marchant sur le fil, prêt à tomber à tout moment. Il est le fil. C’est bien là toute la différence.

Je sais quand je dois l’écouter, c’est une sorte d’appel, de besoin. A l’inverse, je sais aussi que je peux facilement écouter autre chose –heureusement ! – et que je n’ai pas besoin de lui à tout moment. Il me guide certes, mais je peux très bien m’en passer. L’important est de savoir sa présence à tout instant nécessaire. Parfois aussi, il me sert à reprendre confiance en moi, quand je suis perdu. Cela est arrivé à beaucoup de monde je suppose, de ne pas savoir quoi écouter, de ne se satisfaire de rien, d’être dans un état de recherche qui ne mène nulle part, vous laissant les bras ballants, triste de ne pas savoir vers quoi vous tourner… C’est là que je fais appel à lui, même promptement, juste pour retrouver cette sensation de cohésion et d’épanouissement ultime. Si un jour je m’égare, ce qui n’est pas en mal en soit, je sais où retrouver non pas le droit chemin – ce n’est pas un amour religieux que j’entretiens, je ne lui ai pas encore vendu mon âme – mais plutôt mon identité, mes désirs, mes passions et ma jouissance. Somme toute, retrouver la musique qui me correspond le mieux, celle avec laquelle j’entre en symbiose par je ne sais quel mécanisme mystérieux. Si mystérieux que cela ? Je m’obstine à penser que tout cela n’est que le produit d’une logique découlant d’un parcours personnel. J’en fais peut-être trop, mais l’excès n’est-il pas la meilleure vertu d’une passion obsessionnelle ?

 

Inépuisable

37 albums. Voilà qui est beaucoup. Cela vous paraît immense ? La discographie de Bob Dylan s’élève bel et bien à ce nombre. Sans compter les albums lives ni les inépuisables bootlegs qui, aujourd’hui encore, sortent au rythme d’au moins un par an, toujours aussi riches et pertinents. Bob Dylan semble de cette manière inépuisable, en offrant à ses admirateurs toujours plus de contenu dont l’exploit le plus impressionnant est celui d’une constante qualité. Il est extrêmement rare que l’artiste américain sorte quelque chose dénué d’intérêt. Bien sûr, il y eut des périodes de sa carrière moins excitantes que d’autres artistiquement parlant (principalement les années 80, comme tout bon génie qui se respecte), où l’inspiration manquait quelque peu à l’appel, mais peut-on reprocher cela à un artiste ayant eu un tel impact sur la musique, aussi bien traditionnelle que moderne ? Avec autant d’albums, les ratés sont évidemment excusables et même plus, ils sont normaux et légitimes, preuve qu’il s’agit bien d’un homme derrière la création et non d’une machine. Cela renforce le mythe.

Au-delà d’être un musicien génial et un chanteur extraordinaire (si, si, vous avez bien lu, et si vous n’y croyez pas, je vous répondrais même qu’il est l’un des plus grands chanteurs que la musique ait connu), Bob Dylan réunit toutes les qualités de l’artiste inatteignable : une gueule marquante, une attitude désinvolte, un charme incroyable, une intelligence rare, une existence entièrement dédiée à l’art qu’il crée sans jamais s’essouffler… Mais alors pourquoi, me demanderez-vous peut-être, est-il plus important que les autres génies de son genre ? Pour la simple et bonne raison que jamais un artiste n’a chanté la vie de cette manière, aussi réelle et poignante, s’adressant à son public par le biais de tout ce qui fait de nous des êtres humains doués de conscience. Jamais personne n’a été aussi juste et sincère dans sa manière de créer. Son chant est un cri de vérité constant venant du cœur et des tripes à la fois, qui va bien au-delà des paroles prononcées, car en lui se dissimule une émotion véritable, aussi fantastique que tangible. Si sa voix peut vous paraître énervante, elle est en réalité la chose la plus authentique et magnifique que la musique ait transportée depuis des siècles. Rodolphe Burger, chanteur français ex leader de Kat Onoma, en parle d’ailleurs très bien :

 « Il a inventé une façon de chanter. On a beaucoup décrié sa voix, encore aujourd’hui, il est obligé de se défendre parce que l’on dit qu’il chante mal, qu’il a des paroles merveilleuses mais qu’il ne chante pas très bien. Je trouve que c’est le contraire. Il a vraiment réussi à tirer la voix du côté de quelque chose d’inouï, qui n’existait pas. Ça ressemble à du fil électrique. Il y a quelque chose de brûlé dans sa voix, qui est extrêmement fort et émouvant » (Bob Dylan, prix nobel de littérature : « la musique récompensée », vidéo mise en ligne sur youtube le 17 octobre 2016)

 

Sauvé par Bob Dylan

Par la force et la beauté des morceaux qu’il compose, dont au moins la moitié sont de purs chefs-d’œuvre, Bob Dylan transmet avec lui une profonde sincérité marquée par la justesse de son écriture et de ses mélodies. Touche à tout, baigné dans divers styles, l’artiste américain élève tout ce qu’il caresse, transcende tous les genres, laisse son influence indélébile partout où il met les pieds, fait de tout le monde ses semblables, empoigne chacune des obsessions de la planète Terre en y répondant par sa voix non pas tombée du ciel mais bel et bien apparue de la terre féconde et palpable de l’Amérique. Chacun de ses albums est une démonstration de plus, une nouvelle exploration… Encore aujourd’hui avec les nouveaux morceaux qu’il a sortis récemment, il touche le sublime. Il est le seul, avec Neil Young et Lou Reed, à créer un lien solide entre le début et la fin de sa carrière. 60 ans le séparent de son premier album, et pourtant, sa route artistique a démontré qu’il avait fait peu de pas de travers et que toute son œuvre se répondait plus ou moins. Il a tout exploré sans pour autant bouger d’un poil. Il est allé partout en restant le même. Certains de ses albums des années 90 et 2000 sont presque aussi intéressants que ceux des années 70, même si leur influence est évidemment moindre. Voilà ce qu’est un artiste complet, celui qui crée pendant des dizaines d’années sans perdre son identité ni diminuer en qualité mais qui sait s’adapter selon l’époque, son âge et ses propres capacités. Bob Dylan a su créer une œuvre monstrueuse, regroupant mille et une traversées en un seul chemin logique et lumineux.

Oui, ceci est une déclaration d’amour, un remerciement pour le bien qu’il m’a apporté, pour la force qu’il m’a donnée, pour la réflexion qu’il a provoquée et pour mon existence à qui il a donné sens. She was saved by rock’n’roll disait Lou Reed. Rock’n’roll… Rock’n’Roll… J’y vois personnellement une longue table présidée par celui qui aura révolutionné la musique américaine. La musique tout court. L’art. La vie tout compte fait.

By Léonard Pottier

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