Mila Preli, architecte de formation, travaille dans la décoration sur petit et grand écran depuis maintenant plus de dix ans. Alors qu’au moment de l’interview, son dernier projet, « Polina, danser sa vie » est pressenti pour être nommé pour les prochains Césars du cinéma, elle nous reçoit chez elle pour parler du métier de chef déco…

PopnShot: Vous avez participé à un film pressenti pour les Césars, « Polina ». Que pouvez-vous nous en dire?

Mila Preli: On ne sait pas encore s’il sera nommé(NDLR : Polina ne récolte finalement aucune nomination pour les Césars 2017). Il est dans la présélection pour le moment. Il s’agit d’un film censé se passer en Russie. C’est l’adaptation d’une BD, « Polina » (de Bastien Vivès), Valérie Muller (réalisatrice) et Angelin Preljocaj (chorégraphe) l’ont adapté et réalisé ensemble. Il s’agit de l’histoire d’une jeune fille russe, une danseuse classique qui va finir par trouver sa voie et son expression artistique. Angelin, s’occupait plus de la partie danse, en gérant les chorégraphies, et Valérie, était plus attachée à la comédie.  On retrouve toute l’expression d’Angelin dans le film, sa façon d’exprimer les choses, les sentiments au travers de ses chorégraphies. On comprend tout de suite ce qu’il veut dire, ce n’est pas hermétique comme peut l’être parfois la danse contemporaine….

 

« Au cinéma, le décor doit être le prolongement du personnage »

 

PNS: Vous parliez tout à l’heure de la BD. Est ce que ça aide pour faire un décor d’avoir ce type de support visuel? Vous êtes vous appuyé dessus?

MP: Intéressant comme question. La BD a un style très épuré, elle est très belle. Mais il n’y avait pas plus d’indications que ça dedans, beaucoup de fonds y sont blancs. Avec Toma Baqueni, (nous avons signé les décors ensemble), on a eu envie de retrouver cette pureté dans les décors. On a voulu s’en inspirer, mais il y aussi nous devions coller au scénario adapté. Et avec lui, les personnages dont il faut raconter la vie à travers des décors . Au cinéma, le décor doit raconter le personnage.  L’Académie de danse  par exemple. On devait la  reconstituer à Neuilly ( près de Paris ndlr)  alors qu’elle est supposée se trouver à Moscou. Nous avons tourné dans une aile désaffectée d’un hôpital psychiatrique, un bâtiment qui pouvait être similaire aux proportions de ceux qu’on peut trouver à Moscou. Dans cette école, se trouve le bureau du Professeur Bojinski, qui est un peu le mentor de Polina au début du film. Il vit dans son école, a installé un lit dans son bureau dans lequel il est nuit et jour. Le décor doit tout de suite raconter ça. On doit comprendre très vite que c’est quelqu’un qui n’a pas de vie personnelle. On est très loin du coté épuré qu’on peut retrouver dans la BD, car dans la BD, comme dans un livre, l’imaginaire travaille. Au cinéma, on impose une image, alors, on aurait pas pu se dire qu’on traitait les décors du film comme dans la BD, ça aurait été trop « vide » et cela n’aurait pas eu le même sens.

PNS: Est ce que peuvent se jouer parfois des jeux d’influence entre la réalisation, le scénariste et vous pour l’élaboration d’un décor ? Par exemple, pour le décor de ce fameux bureau, les idées que vous aviez, doivent elles être validées par le metteur en scène ? Est ce que vous avez carte blanche ? Comment ça se passe ?

MP: Ce sont des allers-retours en fait. C’est une interprétation qu’on a en tant que chef déco du scénario, et les échanges avec les réalisateurs. Dans le cas du film, Polina, il ne fallait pas mettre en doute qu’on puisse être à Moscou. C’est coller à la réalité. quelqu’un connaissant bien la Russie, voyant le film ne doit pas pouvoir se dire qu’on y était pas. C’est le premier challenge. Pour le bureau de Bojinski, par exemple, on nous a expliqués comment allait se dérouler la séquence, les mouvements de caméra dans le décor. Nous avons donc créé le bureau Bojinski en conséquence. Son univers était représenté, et illustré par des petits objets, des livres, des photos. C’est vraiment créer toute sa vie.  Pour les séquences de danse, il fallait tenir compte des questions techniques, comment Angelin voulait filmer les séquences de danse, à quelle hauteur il voulait mettre sa caméra, le confort des danseurs pour danser vraiment. Aussi, au début, il y a tout un travail de documentation qui se fait. On a trouvé des visuels de salles de danse dans les 90’s à Moscou. On s’est rendu compte par exemple de détails, comme le parquet bien spécifique, monté en échelles…  Il ne faut pas négliger les échanges essentiels avec le chef opérateur, la lumière. Par exemple, pour les fenêtres, comment la lumière va entrer? La question des découvertes, etc…  Pour ce qu’on appelle les découvertes ( ce qu’on voit au travers des fenêtres dans notre cas), nous avons pris le parti de mettre du verre en granité qui fait rentrer la lumière sans voir l’extérieur. Il est vrai que c’est dommage, en tant que décorateur, de ne pas voir dehors. Mais avec un peu plus de budget, sur un autre film, on aurait pu tendre des fonds verts et incruster une vue des rues de Moscou par exemple, mais là, c’est une question de moyens parfois…

DR MILA PRELI

PNS: Vous parliez de petits moyens et de préparation en amont. Comment on fait pour faire ces recherches ? Ou est ce qu’on cherche ?

MP: On cherche partout, sur Internet, dans des livres, dans nos souvenirs, notre culture personnelle…. Il se trouve que pour un précédent projet, je suis allée en Moldavie, un pays de l’ex URSS. Je me suis dit que nous pourrions ramener « l’âme russe » de là bas. On y trouve des éléments, qu’on ne retrouverait jamais à Paris. Des fenêtres, des poignées de portes… On va être attachés à ce genre de détails. J’ai vu récemment un film censé se passer en Russie… On se rend compte tout de suite, quand on reconnait un interrupteur par exemple, qu’on est pas là bas ou on identifie des éléments chinés à Clignancourt…Et là, c’est raté…

 

DR Julia Escudero

 

PNS: Comment fait-on pour ne pas oublier quelque chose ? Ne pas oublier le « détail » ?

MP: Il faut faire des listes, dessiner des plans, et tout quantifier. Nous avons ramené du lino, du papier peint, des luminaires, des matériaux… Dans le cadre des décors de l’Académie, on s’est appuyés sur des tout petits détails, par exemple telle fenêtre russe a tant d’ouvertures… Je suis partie 5 jours à Chișinău, la capitale moldave, une amie moldave m’a aidé, le rythme était très dense, et nous avons réussi à remplir l’équivalent de 2 camions, d’objets du quotidien, petits mobilier, etc… C’était très émouvant d’installer tous ces éléments dans le décor de l’académie Bojinski, on a fini par y croire et être « pour de faux » à Moscou…

PNS: Justement, pouvez-vous réutiliser les décors de vos anciens projets ?

MP: On fonctionne projet par projet. Tout ce qu’on achète ou loue appartient à la production. Il se peut que la société ait un espace de stockage, mais c’est rarissime. A la fin du tournage, tous les matériaux qu’on utilise pour construire le décor sont évacués, démontés, on dit « casser » le décor. Les accessoires, petit meublage, sont dispatchés aux Emmaüs par exemple ou autres associations . Nous pouvons aussi louer des meubles, en acheter sur le bon coin..

 

« L’équipe déco est comme une mini-société pendant un court instant dans l’entreprise du film »

 

PNS: Comment vous gérez votre budget ? Comment vous le répartissez ?

MP: La particularité de l’équipe déco c’est qu’elle est comme une mini entreprise dans une autre entreprise, le temps du projet. Nous sommes le seul département qui devons gérer un budget.  On reçoit le scénario, on établit un devis. Un devis qui comprend le coût des matériaux mais aussi la masse salariale des gens que nous allons employer. Il faut une vision du nombre de techniciens et pendant combien de temps. On dit souvent que le budget déco d’un film c’est 10% du budget global. Ça dépend. Pour un film d’époque, ce chiffre a tendance à monter par ce que le décor sera important. Ce qui fait notre caractéristique, c’est qu’on est pas seulement dans l’artistique. Notre engagement c’est aussi ne pas dépasser le budget que la production a pu nous accorder, c’est vraiment très important. On ne peut pas faire n’importe quoi. Ça reste une industrie. Dans un budget très serré par exemple, on demande des prêts, à des particuliers, des boutiques, des entreprises, et cela génère des rencontres, des moments avec des gens qui vont nous aider.

PNS: Vous parliez de temps, combien de temps il s’écoule entre le premier devis et le premier jour de tournage ?

MP: Cela dépend. Par exemple, pour mon prochain projet, le directeur de production m’a déjà demandé un devis, car il doit faire le devis global du film. Je l’ai fait il y a 4 mois et si tout se passe bien, le premier jour de tournage aura lieu en septembre prochain. En revanche sur « Paris-Willouby », on m’a sollicité un mois et demi avant la prépa…

DR Mila Preli

PNS: Comment s’organise une équipe déco ?

MP: Oui, car il s’agit bien d’une équipe, c’est la première chose à prendre en compte, un chef déco n’est rien sans son équipe. Alors, il y a le premier assistant, qui gère le budget, les comptes, l’organisation de l’équipe déco. Le second assistant est plus dans le domaine du dessin et les recherche artistiques, il peut également orienter les 3èmes assistants déco. Un autre poste très important est celui de l’ensemblier qui gère tout le mobilier, en fonction du scénario, en fonction des échanges avec le chef déco, l’ensemblier est réellement un décorateur, qui doit trouver et dénicher tout de l’univers qu’on doit créer. Le régisseur d’extérieur, accompagne l’ensemblier et l’accessoiriste de plateau,  s’occupe de l’achat des matériaux, des objets, de la vaisselle, des bouquins, tout ce qui va remplir le décor, bref il fait beaucoup de « shopping ». Il y aura également les graphistes, les illustrateurs et les rippeurs. Les rippeurs sont souvent des garçons, mais il y a des filles aussi, quelquefois… Les rippeurs sont souvent dans le camion déco, pour amener, décharger, installer les éléments du décor sur le plateau. Voilà pour le noyau dur de l’équipe. Ensuite, il faudra les constructeurs, les peintres, ou encore les tapissiers, les serruriers, etc…, c’est un véritable chantier.  Par exemple, sur Polina, nous sommes arrivés à un pic de 45 personnes juste pour l’équipe déco! Pas sur l’ensemble du tournage, mais pendant deux semaines environ. C’est vraiment une petite entreprise, comme je le disais plus haut. Un tournage, c’est une histoire d’équipe très dense, et très vivante et une coordination humaine des savoir-faire.

PNS: Comment un chef décorateur fait son équipe ? Est ce qu’il la recrute lui même ou bien est ce que la production peut lui imposer tel ou tel assistant ?

MP: Non. C’est lui qui fait son équipe, le chef décorateur doit travailler avec des personnes en qui il a totalement confiance et qui vont comprendre sa sensibilité, nous sommes tous différents. Au fur et à mesure des années, son équipe se créée.

« Un décor pour être réussi doit être invisible »

DR Julia Escudero

PNS: Comment devient-on chef décorateur ?

MP: Il n’y a pas de parcours-type. Pour ma part, je suis diplômée d’école d’architecture. Je ne savais même pas que le métier de chef déco existait quand j’étais jeune étudiante. Par hasard,  j’ai rencontré une chef déco qui m’a expliqué quel était son métier et j’ai tout de suite eu envie de connaitre ce monde, cet univers. Je suis reparti de la base, après avoir été architecte dans une agence d’architecture, j’ai commencé sur un film en tant que 3ème assistante qui à l’époque s’appelait encore souvent « stagiaire ». J’avais des facilités grâce à ma formation d’archi pour dessiner, faire des plans… Dix années ont passé, pour arriver à être chef déco. On a pas besoin de faire archi pour devenir chef décorateur, il s’agit d’une sensibilité avant tout et d’un « œil » à avoir, puis savoir s’entourer d’une belle équipe. Par contre, c’est l’expérience et le travail sur les films, sur les plateaux qui nous font apprendre le métier. On ne fait pas des décors pour qu’ils soient beaux mais pour qu’ils soient vrais. Il faut que ça raconte quelque chose. Mais il faut aussi que les décors soient praticables, pour l’équipe de tournage qui va arriver ensuite.  Parfois, pour les raisons techniques, pratiques, on doit fausser les choses, créer des espaces plus grands qu’ils apparaîtrons au spectateur.  Par exemple, sur « Le sacrifice » de Tarkovski, le décor principal est une maison, construite pour brûler dans un grand incendie à la fin… Le décor du salon de cette maison pourtant déjà construite pour le film, a été recréé en studio, et ses proportions sont fois 4 plus grandes que celles qu’il aurait été dans la maison telle qu’on la perçoit…. Malgré tout, on ne se rend compte de rien, c’est la magie du cinéma.  Un décor pour être réussi doit être invisible. Si on le voit, il saute aux yeux, et cela ne marche pas… C’est ça la plus grande difficulté : créer un univers pour un film, sans l’afficher pour autant, sans que cela prenne le pas sur le reste et ne soit au premier plan, tout en étant présent…

PNS: On voit dans certains films, la tentation de trop charger les décors. J’ai lu dans une interview quelqu’un disant que pour faire un film se passant en 1970, il fallait que les gens soient habillés à la mode de 1965…

MP: C’est très juste. Pour faire un décor 70’s, il ne faut pas y mettre que des éléments 70’s, il faut prendre en compte le temps qui passe, sinon on a plus l’impression d’un déballage d’objets et meubles 70’s que d’un vrai décor, on y croirait pas. C’est comme dans la vraie vie, chez nous, il y a des éléments qui correspondent à différentes époques de notre vie forcément. Prendre une photo du décor une fois qu’il est fini et l’observer dans un cadre peut aider à se rendre compte des détails qui marchent et ceux qui ne marchent pas… On peut parfois réfléchir longtemps pour un infime détail. L’idée ce n’est pas faire un beau décor c’est faire un décor qui soit juste.

PNS: Le décor dont vous seriez le plus fier ?

MP: Je dirai que c’est Polina parce que c’est celui qui a demandé le plus de travail. Le plus stimulant c’était retranscrire la Russie qui est loin de Neuilly sur Seine! Je n’ai pas de décor vraiment préféré. On met toujours la même énergie, que ce soit pour un téléfilm, un film de cinéma, une émissions. On est toujours aussi impliqué et passionnés. Il faut l’être, sinon on ne fait pas ce métier là.

DR Mila Preli
Si vous voulez en savoir plus sur le métier de chef décorateur, Mila vous conseille les livres suivants :

Write A Comment