Si les deux dernières palmes d’or (Sans Filtre de Ruben Ostlund en 2022 et Titane de Julia Ducourneau en 2021) eurent de quoi diviser, celle de 2023, obtenue par Justine Triet pour Anatomie d’une chute, semble beaucoup moins faite pour voir se dresser à son égard un camp du « contre ». Il y en aura un évidemment, c’est aussi inévitable que rassurant, mais une chose est sûre : ceux qui en feront partie se sentiront bien seuls.
Son discours le soir de la remise des prix sur la répression envers le mouvement contre la réforme des retraites et plus spécifiquement sur la politique de marchandisation de la culture menée par le gouvernement, choses évidemment condamnées par la réalisatrice de Victoria (2016) et Sybil (2019), a fait forte impression. Une prise de parole osée et courageuse qui nous a d’autant plus donnée envie d’aller voir sa dernière œuvre récompensée.
De quoi ça parle ?
Anatomie d’une chute raconte l’histoire du décès suspect d’un homme au pied de sa maison isolée dans la montagne, et du procès qui va s’en suivre pour tenter de reconstituer les pièces du puzzle ayant mené au drame. Au cœur de l’affaire : sa femme, principale suspecte, interprétée par l’incroyable Sandra Hüller. Et leur fils, adolescent malvoyant mêlé de près aux différentes étapes du procès, interprété par le génial et touchant Milo Machado Graner. Le spectateur n’en sait pas plus que les personnages et se retrouve à assister au décorticage minutieux d’un fait divers des plus classiques, et pourtant haletant par sa mise en forme, mais aussi au décorticage d’un couple dont la santé, avant le drame, battait de l’aile. Une situation qui pourrait donc venir éclairer certains éléments.
Vous êtes pas contents ? Doublé !
Comment parvenir à captiver l’attention avec un scénario aussi « classique » ? Car oui, le film nous scotche à notre fauteuil durant ses 2h30.
Il suffit de deux éléments, communs à tous les films, que Justine Triet et son équipe réunissent avec brio : une sublime réalisation, et une écriture précise, juste, implacable. C’est assez rare en réalité, de voir les deux aussi en phase. Dans Anatomie d’une chute, il y a une sorte d’évidence à tout. Autant au niveau des scènes dans la maison qui précèdent le procès, que celles du procès en lui-même. Les lieux qui constituent le décor de l’histoire ont quelque chose de vertigineux par la manière dont ils sont filmés : cette maison au milieu de nulle part dans les montagnes devient peu à peu familière, et cette grande salle d’audience vue de tous les côtés arrive à nous plonger au cœur de l’instance judiciaire avec tout ce qu’elle peut avoir de pervers et d’oppressant. De ce côté, on peut compter sur la prestation magistra(t)l d’Antoine Reinartz dans le rôle de l’avocat général, qui pousse le vice jusqu’à son maximum dans sa manière de disséquer les rapports de domination du couple.
Rigueur d’un grand film de procès
Justine Triet dit avoir regardé des dizaines et des dizaines de films de procès, allant des plus connus tel que Autopsie d’un meurtre – on peut d’ailleurs voir un rapprochement au niveau de leurs titres – à des vidéos Youtube enfouies. Et cela se remarque dans la rigueur de l’écriture. Une scène où l’on nous explique très précisément les scénarios envisageables, dans le détail de l’angle de la chute du mort et des placements des giclées de sang, est captivante et témoigne de la précision du récit.
Pour ce qui est de ce couple complexe dont on tente, en même temps que les juges, au fur et à mesure et rétrospectivement, de saisir la nature, il est particulièrement intéressant pour les paradoxes, les ambivalences et les questionnements qu’il soulève et dans quelles mesure ceux-là seraient capables de mener à un éventuel crime. On pense notamment à cette scène, la seule en flashback, longue, progressive, s’attardant sur une dispute du couple la veille du crime, impressionnante par sa montée en tension et par le jeu de Sandra Hüller et de Samuel Theis.
De quoi souffler un peu ?
Au beau milieu de cette dissection presque éreintante pour le spectateur, dans le bon sens du terme, Justine Triet parsème son film d’éléments plus légers, bienvenus, et qui, dans la forme, contrastent avec la gravité du sujet. Il y a notamment ce générique aussi sublime que surprenant, s’attardant sur des photos souvenirs, et ces plans de l’enfant au piano, poétiques et déconnectés de l’histoire en elle-même. L’affiche, belle, en soit, est déjà un détail de cette nature, tant elle prend le contrepied de l’histoire. On y voit un couple heureux, souriant. On est loin de se douter de ce que l’on va voir, si l’on part en ne connaissant rien.
Cette palme d’or 2023 est donc un énorme oui pour nous. C’est un film parfaitement mené et réalisé, qui nous prend sans nous lâcher, humble, poli, magnifique. Surement celui qui vous tiendra le plus en haleine cette année. Et c’est un déjà un grand exploit.
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